Dynamythe !
Laura Plas
Les Trois Coups
Fresque tragique, à la sauce Sivadier, donc farcie de références et folle, « Portrait de Famille » fait feu de tout bois pour offrir un feu d’artifice théâtral aux comédiens et au public. Inégal à l’allumage, mais magnifique en son bouquet final, il est porté par d’excellents interprètes issus du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris.
L’un des personnages des Sentinelles (à voir actuellement au Théâtre Paris-Villette) affirme que l’artiste n’invente rien. Il recompose simplement les pièces que d’autres ont assemblées avant lui : « Nihil novi sub sole ». L’art n’est que pillage et le mythe est à ce titre un fabuleux terrain de prédation. À la suite d’Euripide, Sénèque, Racine – entre autres voleurs de feu – voici donc Jean-François Sivadier flibustant dans l’horrifique trésor des Atrides, pour l’offrir aux comédiens de la 23e promotion du CNSAD-PSL.
Famille, je te hais, je te trompe, je te bouffe : jouer de tels monstres, qui n’en rêverait pas ? L’excès à tous les étages : Argos ou Olympe. Meurtre, inceste et anthropophagie. Si Les astres en sont révulsés, Jean-François Sivadier semble, lui, s’en délecter, renchérissant sur ces excès par des farcissures foutraques et d’innombrables clins d’œil à l’histoire du théâtre.
Toute la première partie fait ainsi se côtoyer des moments de décrochage et des trouvailles réjouissantes. Elle tient assez ironiquement par ses superbes pas de côté : prologue drolatique délicieusement porté par Sébastien Lefebvre, adresses au public d’une Artémis déjantée (Manon Leguay). En définitive, quitte à ornementer, autant ne pas se contenter d’une référence érudite qui flatte notre connaissance du théâtre, mais proposer un terrain d’improvisation de jeu pour les acteurs !
Clytemnestre in memoriam
Et justement, la première partie est illuminée par l’interprétation de Marine Gramond. Il fallait des épaules pour incarner Clytemnestre. Or, la comédienne est tout à la fois juste et sans mesure, en même temps horrifique, pathétique et sardonique. En ce sens, elle a l’étoffe des monstres de théâtre qui ont accompagné le metteur en scène des décennies durant. Autour d’elle, comme autour des déesses antiques, on a l’impression que l’air a une autre texture.
Elle est la grande révélation et l’atout d’une première partie où les bons comédiens ne manquent pas, pourtant, tels Marcel Yildiz (Ménélas) qui nous offre un bel agôn avec Aristote Liynidula (Agammenon), ou Sébastien Lefebvre aussi touchant qu’amusant, quand il incarne l’amour d’enfance d’Iphigénie (lointain cousin du jardinier de L’Electre de Giraudoux ?). Chez Jean-François Sivadier, le mélange des genres et des registres n’est jamais loin.
Et puis peu à peu, le spectacle trouve son rythme, plutôt étourdissant. Il faut dire que la seconde partie va pirater un autre grand fournisseur de monstres : le grand Will. Hamlet (digne héritier matricide d’Oreste), Richard III… mais surtout la bande à Bottom ! C’est sans doute la plus grande trouvaille de l’auteur, celle qui lui va le mieux : mon royaume pour du théâtre !
Et Bottom rendit leurs étoiles aux Atrides
Entre tragédie et grand guignol, la lisière est subtile, délicate même, sauf à verser délibérément dans l’excès ; sauf à passer d’un côté et de l’autre en sautillant, ce que fait Shakespeare, et ce qu’on retrouve d’une certaine manière dans Portrait de famille. Bottom dénaturant la tragédie, voulant tout étreindre, est ridicule et magnifique. Il est le théâtre. Portrait de Famille (comme tout le travail du metteur en scène ?) est une ode à cet art.
C’est peut-être ce que ressentent les jeunes comédiens : cette joie furieuse d’être au plateau. Alors la tragédie pâlit un peu, même si certains interprètes tels Cindy Almeida de Brito (en inflexible Electre), ou Arthur Louis-Calixte sont plus que convaincants. Elle est comme escamotée dans le tourbillon d’un remake génial du Songe d’une nuit d’été.
Il fallait du culot pour pasticher les si parfaites scènes des artisans en les préparant à la sauce Atride. Mais ça marche ! Là, on se dit que la rapine tient parfois du grand art. Des comédiens qu’on avait trouvés bons, comme Rodolphe Fichera ou Mohamed Guerbi, donnent d’ailleurs toute la mesure de leur talent comique. Là, on redécouvre encore, sous un nouveau visage, Sébastien Lefebvre (décidément !) ou Manon Leguay.
Et la partition désopilante du texte ne suffit pas à expliquer la déferlante de joie qui saisit la salle. La présence simple des interprètes sur leur tabouret de scène, leurs postures, leur joie enfantine de jouer est palpable. Elle est même à ce point irrésistible, qu’on devine les efforts surhumains que les comédiens fournissent pour résister à la force comique de leur texte ou de leur partenaire.
On a de la chance, on n’a pas à résister. Par-delà le plaisir érudit, un peu surplombant de la référence, on est heureusement embarqués.
Laura Plas
Portrait de famille, une histoire des Atrides, de Jean-François Sivadier
Le texte est édité aux éditions Les Solitaires intempestifs
Texte et mise en scène : Jean-François Sivadier
Avec : Cindy Almeida de Brito, Walid Caïd, Elena El Ghaoui, Rodolphe Fichera, Mohamed Guerbi, Olek Guillaume, Marine Gramond, Olivia Jubin, Sébastien Lefebvre, Manon Leguay, Arthur Louis-Calixte, Aristote Luyindula, Alexandre Patlajean, Marcel Yildizo
Durée : 3 h 50 (dont 20 min d’entracte)
Dès 15 ans
Théâtre du Rond-Point • 2bis, av Franklin Roosevelt • 75008 Paris
Du 19 au 25 juin 2025 (sauf le 23), du mardi au vendredi à 19 heures, le samedi à 18 heures et le dimanche à 15 heures
De 8 € à 40 €
Réservations : 01 44 95 98 21 ou en ligne
Tournée :
• Du 12 au 14 mars 2026, Châteauvallon-Liberté scène nationale (83)
• Du 20 et 22 mars, Théâtre Sénart scène nationale, à Lieusaint (77)
• Du 26 au 28 mars, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines scène nationale, en partenariat avec L’Onde théâtre et centre d’art, à Vélizy-Villacoublay (78)
• Les 5 et 6 mai, La Comédie de Clermont scène nationale, à Clermont-Ferrand (63)
• Du 10 au 13 juin, Théâtre des Célestins, Lyon (69)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Othello, Shakespeare, Théâtre National populaire, par Trina Mounier
☛Sentinelles, de Jean-François Sivadier, Théâtre National populaire, par Trina Mounier
Photos : © Christophe Raynaud de Lage