Plur-ielles
Laura Plas
Les Trois Coups
Le Festival d’Automne à Paris fait entendre deux textes coécrits et mis en scène par Lorène Marx : « Portrait de Rita » et « Jag and Johnny ». Des portraits de gens et de chiens, de gens pris pour des chiens, des portraits qui se muent en paysages et évitent ainsi le cliché sur « ces gens-là ».
Elle revendique d’écrire sur ceux qui sont dans l’ombre, à la marge : les fous, les trans, les « cassos »… Parce que l’écriture, pour elle, c’est politique. Mais en fait, l’article défini avec son lot de généralité ne convient pas vraiment parce que l’œuvre de Lorène Marx est obstinément singulière, accrochée toujours à un corps, à un visage. Une folle, une trans… Souvent Lorène Marx elle-même, nous parle. Sur scène, cela donne une interprète sur un plateau vide, face à son micro, en frontal. La forme est toujours un peu la même, parce que du théâtre, l’artiste affirme se foutre et que l’essentiel serait ailleurs.
Pas sûr que cela soit tout à fait avéré. À vouloir faire entrer dans la lumière les renégats, les pas normaux, les pas tout beaux, on fait peut-être un peu attention à la lumière justement. Dans Portrait de Rita, celle-ci a les couleurs de l’incendie, de la rage peut-être, d’un gyrophare de police, d’une soirée à Yaoundé, d’une camerounaise pimpante perdue dans la blancheur terne de la campagne belge. Dans Jag and Johnny, elle est blafarde comme un lendemain de fête arrosée. Elle change, elle dérobe le visage de Jessica Guilloud. Quand la pénombre gagne, elle semble suggérer des secrets, des silences. À moins que ce ne soit l’incertitude d’être vraiment là, au monde.
Paroles et musique
Et puis si la scène est un gueuloir, si son vide laisse toute la place à la parole revendicative, il y a d’autres sons dans sa partition. Dans Portrait de Rita, les mots sont en effet entrecoupés de sons (plus ou moins intéressants) et de chansons enregistrées. Cela nous permet de reprendre notre souffle parce que les mots sont parfois en rafale. Et si l’image n’est pas déversée à profusion, elle est souvent si juste qu’on aimerait ne pas passer tout de suite à d’autres mots. Petite halte avant que le train ne reparte. Et puis on se laisse gagner par ce que charrient la musique et ses paroles qu’on n’a pas besoin d’entendre pour comprendre vraiment. La chansonnette – Proust le dit très bien, mais on le sait de toute façon – charrie des souvenirs et des époques entières. Elle fait peut-être vibrer les « beaufs » mais transcende les classes sociales.
« Jag and Johnny », de Lorène Marx © Simon Néaumet
Dans Jag and Johnny, ces chansons-là sont, de plus, chantées a capella. La voix nue pour une parole nue. Elle présente par là quelque chose de plus fragile, d’offert comme la paume. D’où, précisément, l’envie de tendre la main à Jessica Guilloud. Notre « empathie de bourgeois.es » (sic) fonctionne à plein.
Quand la photo est bonne, bonne, bonne
Dans le programme, Lorène Marx raconte son admiration pour Brel. Ce soir-là, cette référence travaille les textes. Il y a bien sûr (de manière un peu marquée ?) la reprise de Ces-gens-là dans Portrait de Rita. Surtout, l’écriture a cette qualité « brélienne » et aussi photographique de faire d’un portrait une photo de groupe. Quand on écoute Jef, on voit les gens autour de l’ivrogne et de son ami, on distingue la rue et la ville-même. C’est pareil ici. Dans Jag and Johnny, on commence dans une p’tite auto, avec un duo mère fille et on finit sous la voûte infinie du ciel, un soir de fête au village : les cousins innombrables, la vieille qui ne parle pas, mais danse en se balançant, les ivrognes et les fantômes.
Dans Portrait de Rita, on passe d’un enfant noir plaqué au sol – un cliché de fait divers mais trop banal – à la peinture de vies entières brisées : les amis de papa qui violent une toute jeune fille prometteuse ; l’esclave sexuelle du blanc qui l’a prise à son monde ; l’enfant, dans le ventre de sa mère, qui sent les coups qu’on lui porte ; le bébé noir qu’on délaisse à la crèche… Vies passées, vies gâchées.
On serait restée dans la p’tite auto, on aurait eu un joli texte comme une variation sur le retour au pays natal, à Reims, juste à la fin du monde. Mais Jag and Johnny, prend dans son grand angle ceux qui ne sont jamais partis. La performance donne une place aux cris de singes, aux yeux de biche, à plusieurs chiens maltraités. Sacrée ménagerie !
« Portrait de Rita », de Lorène Marx © Christophe Raynaud de Lage
Aujourd’hui, Lorène Marx entre sur la scène littéraire. C’est encore l’histoire d’une guirlande qui a le courage de persister à clignoter comme on s’obstine à vivre, d’un passage à niveaux aux oreilles d’épagneuls, de rires émiettés comme des biscottes. De même, si on quittait la salle de Portrait de Rita au bout de cinq minutes, on ne comprendrait pas et on pourrait se demander ce qui autorise l’autrice à écrire une histoire qu’elle n’a pas subie.
Mais dans sa dramaturgie, l’écriture étonne, détonne, déplace, nous fait bouger. Au-delà de l’effet recherché de boucle, dans Portrait de Rita, de la fin presque lyrique de Jag and Johnny, on se retrouve en définitive là où on ne s’espérait pas. De même, au niveau de la phrase, alors que l’écriture nous entraînait dans le flux de l’oralité, tout à coup, on bute (comme chez Nicolas Mathieu, par exemple) sur une image. Lorène Marx donne le conseil à de jeunes étudiants en théâtre de ne pas se perdre, en devenant comédiens, mais d’écrire. Ce soir, en effet, on a eu rendez-vous avec une écriture forte et plur-ielle.
Dans la bande, elles sont au moins trois : Jessica Guilloud et Bwanga Pilipili portent aussi le texte en tant qu’interprètes. porté par la voix de Jessica Guilloud, son humour, sa grâce sincère, Jag and Johnny passe bien la rampe : une joueuse de flûte nous entraîne dans son sillage. Quant à Bwanga Pilipili, nerveuse, tendue, elle ne nous laisse pas en paix. Son spoken language éruptif, saccadé, au début pénible, vient nous tarauder. Sans le corps habité de Brel, le jeu d’acteur de ce dernier, sa chanson ne serait pas tout à fait la même.
Laura Plas
Jag and Johnny, de Jessica Guilloud et Lorène Marx
Avec : Jessica Guilloud
Durée : 1 heure
Dès 13 ans
Théâtre Ouvert • 159, avenue Gambetta • 75020 Paris
Les samedis 13, 20, 27 septembre, à 18 heures
De 8 € à 20 €
Réservations : en ligne ou 01 42 55 55 50 et par courriel
Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Tournée :
• Du 13 au 15 novembre, Théâtre de La Reine Blanche, à Paris (75)
• Le 16 avril 2026, Théâtre Jean Vilar, à Montpellier (34)
Portrait de Rita, de Lorène Marx
Texte : Lorène Marx à partir d’entretiens de Rita Nkat Bayang, menés par Laurène Marx et Bwanga Pilipili
Avec : Bwanga Pilipili
Durée : 1 h 30
Dès 16 ans (le spectacle contient des descriptions de violences sexistes, sexuelles, conjugales et à caractère raciste)
Théâtre Ouvert • 159, avenue Gambetta • 75020 Paris
Du 11 au 30 septembre, les lundis, mardis et mercredis à 19 h 30, les jeudis et vendredis à 20 h 30, les samedis à 20 heures
De 8 € à 20 €
Réservations : en ligne ou 01 42 55 55 50 et par courriel
Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Tournée :
• Les 8 et 9 janvier 2026, Quinconces L’Espal, Le Mans (72)
• Du 20 au 30 janvier, Théâtre National de Strasbourg (67)
• Le 18 février, Université de Lille (59)
Photo de une : Lorène Marx © Blithe Williams