Un désir fou de désordre
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
La pièce déroule un film rêvé, une variation autour d’une persona truculente et anarchique, Jean Yanne. Bien plus qu’une comédie biographique, ce spectacle jubilatoire et décalé, mêlant les arts, parle de création, de politique et met en perspective notre époque.
Le projet est né d’une jolie rêverie d’acteur : le désir de Marc Prin d’être « projeté » sur le plateau de tournage de Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat, « assis à l’arrière de la Renault 16 de Jean Yanne et Marlène Jobert ». Julien Dieudonné fait de ce songe l’étoffe d’un texte qui nous plonge dans les années 60-70. Pourquoi m’as-tu mordu l’oreille ? esquisse ainsi la silhouette d’un histrion révolutionnaire et sombre, en France, à l’aube de l’ultra libéralisme que nous connaissons. La vie de Jean Yanne, pleine de splendeur et de misère, « c’est aussi la vôtre pour peu que vous aimiez, que vous rêviez et qu’un jour vous mourriez », assure l’auteur.
Tout commence donc dans une voiture. Une Fiat rouge posée sur un plateau dépouillé, dans un rapport bi-frontal au public. De cette boîte si métaphorique sort une troupe de cabotins : un Acteur, une Chanteuse, un Régisseur. Échoués sur une place, sortis d’un road movie, ces saltimbanques contemporains jouent avec les spectateurs. Ils déploient leurs mots, leurs musiques, leurs objets et leurs images, dans l’espace. L’écriture déroute, au début. Mais elle monte vite en puissance et nous prend définitivement dans ses rets.
Les séquences, car il s’agit bien de cela, s’enchaînent, s’accolent, selon un procédé qui fait écho au montage-collage. Elles incorporent habilement tout un matériau documentaire et sont focalisées sur des aventures de cinéma : tournages avec Godard et Pialat ; création d’une société de production autonome avec Jean-Pierre Rassam (le beau-frère de Claude Berri). Le spectacle de cette vie, empreinte d’anticonformisme, d’amour et de mélancolie, fascine.
Un artiste inclassable
Marc Prin, oscillant entre plusieurs masques (le narrateur, l’acteur, les personnages), ne verse jamais dans l’imitation. Il est secondé par des acolytes fantaisistes : un technicien muet mais indispensable rappelant « l’ouvrier du Drame » de l’Acte inconnu de Novarina ; une vedette (musicienne et danseuse de cabaret). Le nouveau tandem que forme ce trio met en exergue les différentes facettes de Yanne – acteur, chansonnier, humoriste, réalisateur, etc. – tout en rendant hommage à d’autres œuvres artistiques, élitistes ou grand public.
De même, le texte a soin de ne pas trop citer les bons mots de l’humoriste, de rester à bonne distance de son sujet. Enfin, le travail sur les chansons le Coït, Si tu t’en irais ou la Gamberge, efface l’image surannée de l’artiste : les propositions contemporaines de Chloé Mons détonnent subtilement et ouvrent de nouvelles pistes.
L’écriture scénique célèbre bien le désordre existentiel et créatif de Jean Yanne. Elle varie les rythmes et les tonalités : trivial, burlesque ou tragique. Elle mêle le théâtre-récit, le chant, la danse, le cinéma, les adresses improvisées au public, avec modestie. En somme, le spectacle, dans le fond comme dans la forme, s’apparente à un plaidoyer en faveur d’un art satirique, populaire, profondément anarchique.
Choisir d’évoquer Jean Yanne aujourd’hui n’a donc rien de hasardeux. Cette figure est à rebours des institutions politiques, religieuses, médiatiques, culturelles. Elle fait voler en éclats la bien-pensance de gauche, tout en critiquant le système capitaliste. Elle incarne un esprit carnavalesque et engagé, bienvenu dans la création actuelle.
Elle rappelle aussi la dérive, l’imperfection et la souffrance de l’homme derrière l’artiste. Marc Prin, comme Jean Yann, rêve de jouer, à la folie. De tout faire péter. De bouffer tous les lobes d’oreilles (comme dans la chanson qui a inspiré le titre). Cette pièce, qui grince, met en joie ou émeut, ne semble pas loin d’exaucer de tels vœux ! ¶
Lorène de Bonnay
Pourquoi m’as-tu mordu l’oreille ? de Julien Dieudonné
Mise en scène : Marc Prin, Julien Dieudonné
Avec : Chloé Mons, Marc Prin, Pierre Montessuit
Théâtre à bout portant
Durée : 1 h 35
Photo © Carole Grigy
L’Apostrophe scène nationale Cergy-Pontoise & Val d’Oise • Allée du Théâtre • 95021 Cergy-Pontoise
Du 6 au 16 mars 2018 à 20 h 30
De 6 € à 24 €
Réservations : 05 55 00 98 36