Ben, nous, on est resté
Par Aline Bartoli
Les Trois Coups
Jeune théâtre créé en 2006, la Manufacture des Abbesses s’est donné pour mission « l’exploration de l’humain », en défendant des auteurs de théâtre contemporain. Les critères principalement retenus sont l’intensité du propos, une histoire originale et des émotions fortes et vraies. Il semblerait qu’avec la pièce « Pourquoi mes frères et moi on est parti », écrite par Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, elle ait trouvé une histoire d’hommes à la hauteur de son ambition.
Pourquoi mes frères et moi on est parti est l’histoire de quatre jeunes adultes à l’avenir incertain, entre une mère mourante et un père ancien pêcheur, devenu alcoolique et violent. Ils ont tous arrêté l’école, non pas par manque d’ambition ou d’envie, mais parce que dans un pays où il y a trop d’avocats et trop de médecins, où les étudiants formés ne trouvent finalement pas leur place dans la société, cela ne sert à rien d’étudier. Alors, pour tuer le temps, ils jouent au foot et se shootent à la chaux. Entre Mo qui use de ses charmes auprès des touristes fortunées, Taco, happé par un capitalisme idéalisé qui n’hésite pas à revendre les médicaments de sa mère pour s’offrir l’impensable, un Ghetto Blaster, il y a Nour, le petit dernier, qui veut devenir mime international d’objets du quotidien. Quant à Dali, l’aîné, il apparaît comme le garde-fou de la fratrie, qui incite ses frères à ne pas espérer partir chez les Occidentaux, car, là-bas, ils ne seront que des « merdes ».
Le sujet une fois planté, l’écriture aurait facilement pu verser dans le sordide, le misérabilisme, ou encore la condescendance. Or, ici, les personnages ont chacun bien ancré en eux cette rage de vivre, de faire avec ce qu’ils ont, de miser sur leur jeunesse pour y puiser l’espoir d’un avenir plus clément. À aucun moment, ils n’inspirent pitié tant leur condition est assumée : ils ne sont ni riches ni pauvres, ils n’ont pas de travail et, dans l’attente que les choses changent, ils rêvent juste à une autre vie, là-bas après la mer, et c’est comme ça.
Jeu époustouflant des comédiens
Le décor, plus qu’inexistant (les seuls objets se succédant étant un ballon de foot miteux, un Ghetto Blaster, et une bouteille en plastique vide) permet une belle leçon de mise en scène. En effet, les quatre jeunes comédiens suggèrent brillamment avec leur seul jeu le décor de la pièce : on imagine facilement la plage, la mer au loin et leurs pieds nus foulant le sable. Très convaincants et physiquement investis dans leur rôle (entre parties de foot, séance de pompes et disputes musclées), ils donnent à eux seuls vie à un espace totalement imaginaire. Leur interprétation, juste et sincère, est tout à fait cohérente avec le texte sans détours que l’on pourra trouver quelquefois trop direct, sans jamais être brutal. De toute façon, ce décor vide n’a pas besoin d’être comblé puisque nos quatre protagonistes sont déjà suffisamment à l’étroit dans leur propre vie.
On saluera particulièrement le monologue de Taco, le rebelle de la fratrie, qui partira dans un délire plein de fougue prenant à témoin le public à coup de « tu sais ça ! », étalant dans un phrasé énergique ses envies matérialistes de Nastase taille 45 et de gel Studio Line qui feront sourire plus d’un spectateur.
Un Occident objet de toutes les tentations
Bien évidemment, l’histoire intelligemment écrite fait écho à l’actualité du monde arabe. Mais, ici, la révolution n’est pas le propos. D’ailleurs, l’ambiguïté du titre (au final, personne ne part) n’est pas sans rappeler toute la difficulté des hommes à quitter leur propre pays pour un Occident objet de toutes les tentations et bien trop idéalisé.
On ne peut finalement que regretter la courte durée de la représentation (cinquante petites minutes), ainsi que le public très restreint d’un dimanche soir venu acclamer quatre talentueux comédiens dans le magnifique et charmant quartier des Abbesses de Paris. ¶
Aline Bartoli
Pourquoi mes frères et moi on est parti, d’Hédi Tillette de Clermont‑Tonnerre
Cie des Exilés
Mise en scène : Yohan Manca
Avec : Pierre Rochefort, Stéphane Ramirez, François Papin, Yohan Manca
Manufacture des Abbesses • 7, rue Véron • 75018 Paris
Site du théâtre : www.manufacturedesabbesses.com
Réservations : 01 42 33 42 03
Du 28 août au 19 octobre 2011 à 21 heures, dimanche, lundi, mardi et mercredi
Durée : 1 heure
24 € | 13 €