« Quand j’étais Charles », de Fabrice Melquiot, Théâtre Girasole à Avignon

« Quand j’étais Charles » © Tristan Jeanne-Valès

Grandiose Garanger

Par Fabrice Chêne
Les Trois Coups

Créé en 2013, « Quand j’étais Charles », de Fabrice Melquiot, fait évènement cette année dans le Off. Dressant le portrait d’un perdant magnifique, le spectacle est servi par l’interprétation époustouflante de Vincent Garanger.

Fabrice Melquiot est un cas à part sur la scène française. Écrivain de théâtre prolifique, joué et applaudi partout (même à la Comédie-Française !), il n’a toujours pas les honneurs du Festival d’Avignon. À l’heure où tant de metteurs en scène prennent des postures d’auteurs (pour le meilleur ou pour le pire), lui est un auteur authentique qui a choisi de mettre en scène ses textes. Un temps artiste associé au Théâtre de la Ville à Paris, Melquiot est un artiste itinérant, qui a plus souvent travaillé avec des centres dramatiques de région que dans la capitale (il est désormais établi au Théâtre Am Stram Gram de Genève). Quand j’étais Charles, l’une de ses dernières pièces, a vu le jour grâce à une collaboration avec le comédien Vincent Garanger, codirecteur du Préau, C.D.R. de Basse-Normandie.

De la province, justement, il est beaucoup question dans Quand j’étais Charles. Le personnage éponyme réside « près d’Avallon », il est animateur de karaoké, et chaque week-end sur la scène de L’Attitude Club, il interprète les succès de son homonyme, le grand Aznavour. Fils de paysans comme Maryse, l’élue de son cœur, il a les deux pieds dans le terroir. Mais voilà que la femme de sa vie vient de le quitter. Alors, pour le quarante-troisième anniversaire de celle qu’il aime encore comme au premier jour, il la raconte, sa vie. Sa vie quelconque de technico-commercial en matériel agricole. Et, debout sur la scène, il adresse une déclaration d’amour à Maryse, même s’il est trop tard, même si cela ne sert plus à rien, pour lui dire son amour indéfectible, sa foi en l’existence, envers et contre tout. Le tout en chansons, avec pour tout décor ses stroboscopes et sa veste kitsch en lamé pendue à un cintre.

Showman dérisoire

Vincent Garanger est grandiose dans ce rôle, qu’il marquera à jamais. Il tient le spectacle d’un bout à l’autre par la justesse et la variété de son jeu. Ce portrait est celui d’un homme condamné à n’être qu’une doublure, un showman dérisoire, un artiste de pacotille, qui pourtant se « donne » à son public avec toute la sincérité dont il est capable. Le comédien rend le personnage constamment émouvant, aussi bien lorsque celui-ci se fredonne une chanson pour ne pas penser aux coucheries de sa femme que lorsqu’il se demande si, à force d’emprunter à quelqu’un d’autre son être, il n’est pas passé à côté de celui qu’il est vraiment. Ce « Bourguignon obstiné » qui traverse l’existence avec les paroles d’Aznavour comme seul viatique incarne aussi un certain esprit de résistance à l’esprit du temps : une façon pour Melquiot d’opposer deux mondes, l’un qui disparaît, l’autre déjà envahissant, représenté par le fils impudent et détesté, qui gagne sa vie sur Internet.

Ode à la musique populaire (celle qui sauve des vies, comme le dit le texte), réflexion sans y toucher sur la condition de l’artiste, et encore sur l’identité de chacun de nous : la pièce est un peu tout cela à la fois. Et c’est tout cela que le public vient chercher, lui qui connaît Melquiot, son sens du détail imprévu, ses verdeurs de langage et ses trouvailles à n’en plus finir. Il n’y a que chez Melquiot que l’on tente de se suicider en plongeant la tête dans le bocal des poissons rouges. Chez lui, l’inventivité verbale n’est jamais gratuite, mais se donne pour mission de coller toujours plus au réel. L’auteur sait saisir les ridicules de l’époque – des marabouts africains à l’exigence bourgeoise et capitaliste de « profiter » de l’existence. Il se fait poète pour méditer sur le mystère de la rencontre amoureuse (« vingt ans que j’aime ce hasard-là »), mêle jeu de mots et litote (« je t’aime… bien ») ou réinvente l’art du masque, notamment dans un final très émouvant.

Fabrice Chêne


Quand j’étais Charles, de Fabrice Melquiot

Mise en scène : Fabrice Melquiot

Texte disponible chez L’Arche éditeur

www.lepreaucdr.fr

Avec : Vincent Garanger

Sculptures et masques : Judith Dubois, Christelle Paré

Musique et arrangements : Simon Aeschimann

Lumières : Mickaël Pruneau

Photo : © Tristan Jeanne-Valès

Théâtre Girasole • 24 bis, rue Guillaume-Puy • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 82 74 42

http://www.theatregirasole.com/cms/fr/quand-j-etais-charles

Du 5 au 27 juillet 2014 à 17 h 10, relâche le 16

Durée : 1 h 25

15 € | 10 €

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