« Quand la nuit tombe », de Daniel Keene, espace Roseau à Avignon

Plateau théâtre

Un petit feu poétique au plus noir de la nuit 1

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Antoine Marneur et Bruno de Saint-Riqier présentent « Quand la nuit tombe » à l’espace Roseau : un spectacle bouleversant, traversé de rayons et d’ombres, composé de poèmes dramatiques explosifs de Daniel Keene.

Les trois textes qui composent ce spectacle évoquent tous la nuit de l’existence, l’angoisse, la solitude, la nostalgie, mais aussi la possibilité de raconter, de crier, d’introduire de la clarté grâce aux fulgurances des mots, grâce aux voix et aux corps des comédiens. Chacun possède une unité propre, mais le montage et la mise en scène des trois confèrent une belle cohérence à l’ensemble. Plongé dans la pénombre, le spectateur entend d’abord une voix off (qui fait songer à celle de l’auteur australien) entonner un poème sur l’aveuglement des hommes – aveuglement des désirs, de l’amour. L’Homme mérite-t‑il la lumière pâle que l’on voit doucement poindre sur scène ?

Débute alors la première pièce courte, Deux tibias. Il s’agit d’un monologue proféré par un « homme plus tout jeune », flanqué d’un « manteau loqueteux », dixit la didascalie. Mouss Zouheyri, le comédien qui l’interprète avec un incomparable talent entre en scène et se place face au public, devant un mur noir. C’est lui qui jouera Moe dans la seconde pièce intitulée Nuit, un mur, deux hommes, bientôt rejoint par Syd (campé par l’excellent Antoine Marneur).

Les comédiens, vêtus de manteaux rapiécés avec des bouts de journaux et de sacs-poubelle, se meuvent dans un décor épuré, noir et blanc, qui est à la fois vide et encombré d’un haut mur. Leurs costumes ainsi que cet espace sombre évoquent les usines désaffectées, les H.L.M., les terrains vagues minés de détritus près du centre-ville dans lesquels vivent les personnages. La scénographie est aussi à l’image de leur paysage mental et de leurs angoisses existentielles. Ces hommes sont meurtris, seuls, pauvres, dans le froid, sous les étoiles. Ils dépendent des sœurs de la Charité ou de l’Armée du salut. N’ayant pas grand-chose à faire, ils s’occupent à de petites « besognes », évoquent des connaissances, des rencontres ou des souvenirs.

Proches des « clochards métaphysiques 2 » beckettiens attendant Godot, ils se disputent, se cherchent, se plaignent, monologuent en attendant que la lumière s’éteigne, dans un univers infernal où « tout est fini », mais où la Voix reste un réconfort. Oui, la parole adressée à l’autre, même maladroite, agressive ou partielle, agit encore chez Keene. Ces vagabonds qui incarnent l’être humain se demandent comment tenir, sentent qu’ils « pètent les plombs » mais « continuent ». Ils luttent. L’humanité, la lumière tant désirée, loge dans cette résistance qui prend la forme de petits récits et d’expressions poétiques explosives.

Des poèmes dramatiques

Le premier monologue, vibrant, proféré avec retenue, les yeux quasi fermés, raconte une rencontre avec un enfant « tout écrasé au milieu des sacs plastiques et des épluchures ». Le sans-domicile-fixe passe une journée et une nuit à côté de ce petit corps mourant sans pouvoir prononcer un mot, mais subjugué. Des pensées lyriques l’assaillent. Il croit entendre l’enfant crier. Puis il organise ses funérailles : il utilise une boîte en carton en guise de tombeau, dispose deux tibias de jarret d’agneau en croix, enflamme la boîte et la jette dans le fleuve. Son silence d’alors s’est finalement mué en poème puisqu’il raconte cette expérience essentielle.

La seconde pièce est constituée de dix‑sept saynètes séparées par des sortes de fondus au noir et de courts intermèdes musicaux. Cette succession de tableaux vivants, de photographies blanches qui clignotent, d’étoiles qui scintillent avant de s’évanouir dans la nuit de la scène, est d’une beauté sublime. Moe et Syd mentionnent ainsi des gens de leur présent ou de leur passé : une femme toute « raclée » par le cancer, une chienne « noire comme le trou de balle d’un mineur de fond » morte empoisonnée, Bobby enfermé à l’asile, Sarah au visage tailladé jusqu’aux pommettes, une ancienne compagne qui n’écoutait rien, un incendie, un bébé à la crinière blonde ensoleillée, un ancien métier, des visages méconnaissables, d’anciens repas exquis. Outre la poésie du quotidien qui émane de ces récits, chaque pièce se ferme sur une image (un rêve, un cri, un ailleurs, une trouée) : un enfant qui arpente avec bonheur sa rue où il connaît chaque habitant, ou dévalant une colline sous le ciel, le soleil et le regard de Dieu…

Mouss Zouheyri et Antoine Marneur font vibrer la langue de Daniel Keene, s’emparent de cette écriture rythmée, sans ponctuation, pleine de silences et de pépites, de noirceur et d’élans lyriques. Avec un génie rare, ils font vivre la musique de ce dialogue entre humains et incarnent la lumière tant attendue. Que leur éclat dure longtemps ! 

Lorène de Bonnay

  1. Extrait de Deux tibias: « Je suis resté éveillé dans le noir avec lui à mes côtés le petit feu de mes pensées le tenant au chaud, car il n’y avait pas d’autre moyen de le réconforter au plus noir de la nuit ».
  2. Expression rappelée par Alain Badiou dans son Éloge du théâtre.

Quand la nuit tombe, de Daniel Keene

Théâtre du Détour • 19, rue Parmentier • 28000 Chartres

06 16 09 71 15

Courriel : a.arbouch.detour@gmail.com

Mise en scène : Antoine Marneur, Bruno de Saint‑Riquier

Avec : Mouss Zouheyri, Antoine Marneur

Scénographie : Nicolas Simonin

Lumières : Nicolas Simonin, Ingrid Chevalier

Réalisation sonore : Nicolas Rocher

Costumes : Anne Bothuon

Espace Roseau • 8, rue Pétramale • 84000 Avignon

Réservations : 04 90 25 96 05

Du 8 juillet au 31 juillet 2013 à 14 h 45

Durée : 1 h 30

De 8 € à 16 €

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