« Racine carrée du verbe être », Wajdi Mouawad, Théâtre de la Colline, Paris 

Racine carrée du verbe être © Simon Gosselin

Inflammation du verbe être

Trina Mounier
Les Trois Coups

Pour lancer la nouvelle saison de La Colline, Wajdi Mouawad reprend « Racine carrée du verbe être », créé en 2022. La pièce raconte une semaine de l’existence de Talyani Waqar Malik quand, aux choix qu’imposent des événements, une direction a été prise plutôt qu’une autre. Malgré l’imbroglio des vies et la longueur du spectacle, on suit cette histoire prenante, on est ému et, bizarrement, tout devient limpide.

Le grand auteur-metteur en scène-scénographe-acteur n’en finit pas de creuser le sillon de son enfance libanaise brutalement interrompue par la guerre, l’exil. Un présent sans arrêt grignoté par un ailleurs perdu et un autrefois rêvé. Il y ajoute, dans une composition virtuose, les rêves (ou les cauchemars) qu’il fait de façon récurrente : que serais-je devenu si ma vie n’avait pas bifurqué ce jour-là ? Si elle avait suivi un autre chemin ?

Il faut d’abord parler de la composition de ce spectacle : rien n’est jamais abstrait chez Mouawad, mais au contraire terriblement précis et concret. Pour commencer, dès l’entrée dans la salle, on nous remet un programme dans lequel est insérée une double page de dessins griffonnés par l’auteur, représentant à la fois la structure de la pièce (trois épisodes) et celle de la vie : une semaine avec ses sept jours, dont le lundi correspond aux dix ans de l’auteur, le mardi à l’explosion du port de Beyrouth, les quatre jours suivants à l’’incertitude et l’affolement, jusqu’au dimanche… trente ans plus tard.

À voir ainsi, cela n’explique rien, si ce n’est quelque chose de l’homme Mouawad, de son besoin de se raccrocher à du tangible, à la rigueur du temps, c’est-à-dire, pour lui, du symbolique. C’est aussi un fil conducteur spatio-temporel auquel le spectateur se raccroche d’un entracte à l’autre. Très utile pour se repérer dans les différentes routes que son personnage Talyani aurait pu emprunter.

Venons-en à Talyani, l’homme multiple. Car c’est sans doute la plus grande difficulté à laquelle est confronté le spectateur : Wouajdi Mouawad imagine cinq personnages aux destinées différentes, qu’il aurait pu devenir si le hasard n’avait choisi la destination du vol pour quitter le Liban : pour trois mois qui vont se muer en un exil indéfini.

Loin d’être des clones, ces personnages présentent des profils à la psychologie et au parcours très individualisés et parfois diamétralement opposés à ceux de l’auteur : un chirurgien italien à la recherche compulsive de très jeunes prostituées ; un assassin en train d’attendre son exécution au Texas ; un peintre célèbre, dont la vie personnelle est si difficile qu’il commet des actes incompréhensibles ; un fabricant de jeans resté au Liban, malgré la perte de son entreprise dans l’explosion du port de Beyrouth ; un gentil chauffeur de taxi qui découvre avec révolte la beauté d’arbres centenaires qui vont être remplacés par un centre de loisirs en France.

Les poupées russes de Wajdi Mouawad Ces cinq personnes qui vivent aux quatre coins du monde, sont confrontés à des problématiques sociales et personnelles différentes, mais ont un élément en commun : celui d’avoir été confrontés dès leur enfance avec la violence de la guerre et la mort. L’auteur s’en explique lui-même et son regard est simplement désespéré : non, on ne guérit jamais de ces blessures, elles nous accompagnent et nous façonnent, menaçant à tout moment de faire irruption et de rompre le fragile équilibre construit par l’individu.

Cette réalité, selon lui, est tellement prégnante et inquiétante qu’elle génère des explosions de colère, des passages à l’acte, une peur telle d’y succomber qu’elle induit des conséquences redoutables comme le désir de meurtre. Cependant, elle n’empêche pas la réussite et un certain bonheur : quel rôle jouent les traumatismes de la guerre dans la créativité du peintre ou celle du metteur en scène ? Quel est le prix de la création ? Question lancinante et terrifiante.

Bien entendu, rien ne nous est asséné, des bribes se cachent dans les dialogues, riches de pistes de réflexion, tout comme dans l’exposé sur la physique quantique magistralement donné par Julie Julien, seule devant un rideau de scène noir recouvert d’équations. Ou encore tel le jeu entre l’enfant et l’aïeul qui s’articule autour d’un joker, « la couleur verte », le droit de se reconnaître impuissant à comprendre.

Tout cet enchevêtrement brillantissime est porté par des acteurs de haute volée qui rendent fluide ce qui se passe sur le plateau : parfois deux Talyani se croisent dans des espaces contigus, un même personnage entre dans deux destins différents, passe d’une vie à l’autre, d’une ville à l’autre, sans que cela trouble l’entendement. Parmi eux citons Wajdi Mouawad, lui-même, Jérôme Kircher, son double détestable en chirurgien assumant sans faillir son addiction mortifère, Norah Krief, bouleversante.

Il faut enfin rendre hommage à le scénographie inventive d’Emmanuel Clolus qui nous fait naviguer d’époque en pays sans nous perdre, tout en légèreté. Quant aux vidéos signées Stéphane Pougnand, elles rendent palpable le malheur, comme celle de l’explosion du port de Beyrouth, impressionnante.

Si ce dernier spectacle ne nous paraît pas aussi éblouissant que Tous des oiseaux, par exemple (lire notre critique), il nous frappe de sa virtuosité et nous étreint par le propos, dont la récurrence-même est inhérente à ce malheur qui jamais ne quitte ceux que la guerre a frappés.

Trina Mounier


Racine carrée du verbe être, de Wajdi Mouawad

Le texte est publié aux aux éditions Actes Sud-Papiers
Mise en scène : Wajdi Mouawad
Avec : Maïté Bufala, Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Delphine Gilquin, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac Olanié, Wajdi Mouawad, Lucile Rocheet Anna Sanchez (en alternance), Nathanaël Rutter, Richard Thériault, Raphael Weinstock, et les enfants (en alternance) Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh
Scénographie : Emmanuel Clolus
Dramaturgie : Charlotte Farcet et Stéphanie Jasmin
Lumières : Éric Champoux
Costumes : Emmanuelle Thomas
Conception vidéo : Stéphane Pougnand
Dessins : Wajdi Mouawad et Jérémy
Musique : Pawel Mykietyn
Conception sonore : Michel Maurer
Maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar
Durée : 6 heures incluant deux entractes
Dès 14 ans

La Colline – Théâtre national • Grand théâtre • 15, rue Malte-Brun • 75020 Paris
Du 20 septembre au 22 décembre 2024, jeudi et vendredi à 17 h 30, samedi à 16 heures, dimanche à 13 h 30, relâche du 21 octobre au 6 novembre
Réservations : 01 42 62 52 52 ou en ligne
De 6 € à 44 €

À découvrir sur Les Trois Coups :
Inflammation du verbe vivre, de Wadji Mouawad, par Trina Mounier

Photos : © Simon Gosselin

À propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Du coup, vous aimerez aussi...

Pour en découvrir plus
Catégories