Pathos impérial
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
Notre éminente consœur Bénédicte Fantin ayant écrit tout le bien qu’elle pensait de « Saïgon », lors de sa création en 2017 au Festival d’Avignon, je vous renvoie pour l’essentiel à son article. Pour ma part, je veux juste dire mon profond ravissement.
À l’heure où tant de créateurs se méfient du pathos comme de la peste, Caroline Guiela Nguyen le revendique au contraire comme façon naturelle de ressusciter le passé, ou plutôt les passés : le réel, l’imaginaire et le collectif, et de « retrouver le chemin des larmes » qui mène à un des mille visages de la vérité. C’est le courant chaud de la création contemporaine, et à vrai dire mon préféré.
Ce sont des gens simples aux destins brisés par une guerre sans fin, que va nous conter la serveuse anonyme de ce Café Müller d’Indochine, dans un récit effectuant de constants va-et-vient entre 1956 et 1996, Saïgon et le treizième arrondissement de Paris. Nul pédantisme dans ce procédé. Plutôt un tour de magie qui fait se croiser, tout naturellement, fantômes et gens d’aujourd’hui les uns chez les autres.
Un Conte d’hiver vietnamien
Alors bien sûr, Saïgon se souvient aussi que les « Indochinois » furent non seulement mal traités, mais exploités, chassés de chez eux et quelquefois même sacrifiés à d’absurdes raisons d’état. Je pense à ce dialogue de sourdes, au cours duquel la cuisinière (Anh Tran Nghia) apprend que son fils est mort, pendant la guerre en France, sous les bombardements de l’usine d’armement où il était réquisitionné.
L’essentiel pourtant n’est pas là. « Le Temps abîme, mais aussi répare » nous rappelle Shakespeare dans son Conte d’hiver, auquel on songe. En gros, on suit l’histoire de deux rédemptions : celle de May se sacrifiant pour Hào et celle de Lin épousant Édouard, dont elle aura Antoine (Pierric Plathier), double masculin de l’auteure. On pourra tiquer devant le nombre de maux qui les affligent – malaises, amnésie, cécité – quelques incohérences, des tirades incompréhensibles.
Vétilles au regard de ce que raconte cette fable sur le pardon et de la formidable impression de vérité qui se dégage de l’ensemble. Et puis, pourquoi bouder notre plaisir de retrouver intactes nos peurs et nos espérances les plus viscérales ? Oui, on voudrait que le fils et la mère s’entendent mieux, que le mari soit moins bête, que la gentille demoiselle retrouve son ingrat.
L’univers du roman-photo
On ne « sombre » pas dans le mélo, on y baigne, on y renaît. L’univers est celui du roman-photo, de la guirlande qui clignote et du karaoké vintage (Gilbert Bécaud, Christophe, Sylvie Vartan) amoureusement reconstitués par les fidèles complices de Caroline Guiela Nguyen : Alice Duchange au décor, Benjamin Moreau aux costumes, Antoine Richard au son.
Compositions tout en finesse de Caroline Arrouas dans le rôle de la bourgeoise folle d’angoisse, de My Chau Nguyen Thi (en outre excellente chanteuse) dans celui de la mère désabusée, de Dan Artus dans le beauf au cœur gros comme ça. Et que dire des époux Tran Nghia, qui font leurs premiers pas sur scène, et d’Anh notamment, qui y est chez elle ? Mieux que de bons acteurs, des vrais gens.
Hiep, quant à lui, hérite d’une des plus belles scènes de la pièce : celle de son retour à Saïgon où, n’ayant plus l’usage de sa propre langue, il déclenche les railleries de ses jeunes compatriotes. À nouveau Le Conte d’hiver transparaît, tandis que Hào, vieilli, croit revoir la réincarnation de celle qu’il a abandonnée quarante ans plus tôt. « Tout ce temps qu’il m’a fallu pour parvenir jusqu’à toi », dit-il, soit les propres mots de Léontès, dans la pièce de Shakespeare, lorsqu’il retrouve son Hermione transformée en statue.
Concocté pendant de longs mois avec ses interprètes, tant amateurs que professionnels, français que vietnamiens, ce torrent d’émotions force tous les barrages, celui de la langue comme ceux de la vraisemblance et du rationnel. Sans doute est-ce l’un des secrets de sa réussite : sa poésie et en même temps son côté « fait maison », comme on le dit d’un bon restaurant, où l’on vous sert des plats moins simples qu’il n’y paraît. ¶
Olivier Pansieri
Saïgon, de Caroline Guiela Nguyen
Mise en scène : Caroline Guiela Nguyen
Avec : Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Thi Truc Ly Huynh, Hoàng Son Lê, Phú Hau Nguyen, My Chau Nguyen Thi, Pierric Plathier, Thi Thanh Thu Tô, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia
Collaboration artistique : Claire Calvi
Dramaturgie : Jérémie Scheidler, Manon Worms
Traduction : Duc Duy Nguyen, Thi Thanh Thu Tô
Scénographie : Alice Duchange
Lumière : Jérémie Papin
Son : Antoine Richard
Costumes : Benjamin Moreau
Durée : 3 h 15 avec entracte
Photo © Jean-Louis Fernandez
Théâtre national de Bretagne • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Mardi 15, mercredi 16, jeudi 17, vendredi 18 mai à 19 h 30
Réservations : 02 99 31 12 31
Tournée :
- du 29 mai au 2 juin 2018 – Théâtre Olympia, CDN de Tours
- les 7 et 8 juin 2018 – Festival Theaterformen – Braunschweig (Allemagne)
- les 13 et 14 juin 2018 – Holland Festival – Amsterdam (Pays-Bas)
- les 23 et 24 juin 2018 – Beijing Poly Theater – Beijing (Chine) / Magnificent Theater
- les 29 et 30 juin 2018 – Oriental Arts Center – Shanghai (Chine) / Magnificent Theater
- du 5 au 22 juin 2019 – Odéon – Théâtre de l’Europe
Une réponse
Très bel article, si bien rédigé et communicatif: c’est sûr nous irons voir cette pièce à l’Odéon à Paris ou à Mulhouse à la Filature