Rencontrer, s’incarner, participer
Par Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups
Le festival mulhousien Scènes de Rues retrouve le sens du contact : avec l’Autre, avec la forêt, avec les places et les squares envisagés comme lieux à habiter, à partager et à fêter. Le tout, presque sans barrière. Cette année, les formes immersives nous ont tout particulièrement fait vibrer.
Entre deux canicules, Mulhouse a célébré les arts de la rue en renouant avec la convivialité : réimplantation d’un lieu festif cour de Lorraine et spectacles qui privilégient le lien et la proximité. Avec ses farandoles, balades, bals, et autres dispositifs participatifs, « Scènes de rue » a pris des atours de stage de reconnexion à soi et au monde. Alors que les salles ont souffert d’une baisse de la fréquentation cet hiver, il semble bien que le public soit au rendez-vous des grandes retrouvailles populaires en extérieur. Un pied de nez au numérique et au distanciel.
Disparaître ?
Peu après notre arrivée, au pied d’une église, premier coup de cœur. Capuche, solo circassien interprété par Victoria Belén, est une petite merveille. Un guitariste électrique, tel un charmeur de serpents, accompagne le réveil de sweat shirts à capuche qui dressent leurs têtes curieuses. En vrac au sol, un gros tas de fringues en camaïeu de gris rappelle la recyclerie, la salle de sport, ou encore l’uniformité des ados qui cherchent tout à la fois à se planquer et à s’affirmer. La capuche qui surgit est anonyme : nul visage, un trou noir béant. Elle est en devenir. En recherche de regard. Soudain, une silhouette prend forme, s’étire anormalement. On ne sait comment le corps qui habite ce fantôme étrange aux « pieds » tirebouchonnées et aux manches moignons se meut, car nul membre n’apparaît.
On se raconte des tentatives d’explorer le monde, de s’accoucher, des histoires, d’amour bien sûr, et d’échecs aussi – dissolution dans l’autre, impossible communication, solitude. Un moment bouleversant, quand la « capuche » dévide de son ventre un fatras de nœuds, ses névroses-boyaux et les bourre dans son partenaire. C’est une forme absolument intrigante sur l’absence-présence de l’interprète. Chaque contorsion est source de curiosité, de ravissement et de sens.
Soif de contact humain ? Rien de tel que la simplicité. Dans le parc Steinbein, LOStheULTRAMAR de la compagnie Foco alAire installe une douce transe au terme d’une lente déambulation musicale aux pouvoirs émollients. Ces Mexicains aux étranges coiffes métalliques partent à la rencontre du public et, n’oubliant personne, créent des cercles de danse, intègrent les spectateurs à mobilité réduite. Cela commence par de petits duos de regards d’une grande délicatesse. Peu à peu, tout le monde tourne et danse dans un havre de paix et de joie.
S’il est bien dommage que la musique ne soit pas interprétée en direct, la magie du mouvement et de la présence opère. Les résistances se dissolvent et les uns et les autres, inconnus il y a encore quelques minutes, se découvrent et se rencontrent à petits pas et mains tendues. À l’arrière des coiffes des facilitateurs, de poignants visages en papier mâché, nous regardent. Autre façon de garder contact et de regarder vers l’avenir… même de dos ! La danse se défait sans eux, imperceptiblement. Le soin et l’attention restent. Les visages sont extatiques. À quelques pas, Volubilis invite le public à habiter une maison sans mur ni toit, à se frotter à la cohabitation dans un même espace. Dans un autre square, 3615 Dakota installe une sorte de ZAD à prédire le futur. L’artiste s’efface dans de nombreuses formes où la participation n’est pas un vain mot.
Marcher ensemble
Balllad, de Bertrand Devendeville s’engage dans la même quête du vivre ensemble, mais avec casque audio. On pourrait penser que l’objet vissé sur les têtes isole chacun dans une bulle individualiste. Que nenni ! La promenade ludico-musicale tient de l’échauffement corporel et théâtral : une école de la rencontre. Les pieds dans la paille, guidés par une voix chaleureuse qui nous suggère des déplacements à l’oreille, on court, on se regarde, on danse, on chante ensemble… Le maître de cérémonie mouille le maillot, saisit tout ce qui passe, fait mayonnaise. Simple comme un jeu d’enfant et formidablement joyeux. C’était quand la dernière fois qu’on a massé un·e inconnu·e ?
Avec Demain est annulé, compagnie née de la période de confinements, au nom inspiré par un slogan du Comité Invisible, on expérimente le collectif, mais en forêt. Un bus nous dépose aux abords d’un chemin sylvestre. Le « nous » est là, émoustillant : pas celui du plaisir de jeu, mais plutôt celui des rassemblements spontanés qui se proposent de terrasser l’impuissance et d’habiter le présent, Gilets Jaunes, Nuit debout… Le texte de Mariette Navarro, Zone à étendre, d’une très belle charge poétique et politique, questionne les motivations du groupe à déserter, à sortir des règles du jeu capitaliste pour fonder une nouvelle communauté plus proche du rythme des arbres et des oiseaux. Tous ne partagent pas les mêmes moteurs. On écoute avec attention Moineau le simple, la fille qui aime son confort, celle qui connaît les plantes, celui qui veut construire sa cabane…
Les échos à la difficulté de construire du commun dans un climat horizontal sont subtils. Les déplacements sont encore à affiner, les nombreuses pauses durant la marche cassent parfois le rythme des mots. Certaines prises de parole paraissent artificielles (pourquoi cette voix sortie d’une enceinte en phase de méditation ?). Cette création toute fraîche va trouver son ancrage, car elle bénéficie de très bons comédiens et porte avec sincérité un désir d’exploration de nouveaux espaces, de parole hors les murs. Elle va bientôt se déployer dans des randonnées de plus grande ampleur, en bivouac. Objectif : recréer un lien plus fort avec la « nature », mais aussi entre spectateurs et artistes. À suivre, donc.
La nuit noire voit surgir notre second coup de cœur. Elle se dresse, hiératique, devant son micro : c’est la grande prêtresse de l’intime, Pina Wood. On évoquera très prochainement sa radio sororale qui invite le public aux confidences et gueule son désir. Aux mêmes heures sombres, la légendaire compagnie Ilotopie poursuit ses « RéfleXions » au fil de l’eau. Un petit peuple d’humains translucides marche sur le canal, tente des traversées, des rencontres. Les silhouettes fragiles laissent voir notre part de fragilité, comme la force de notre allant. Cela tient de la transhumance, de l’errance, de la dérive, de la marche vers l’avenir, d’un rêve de dissolution des frontières…
Le public est friand de ces grands transports poétiques où l’enchantement visuel domine. Le festival se clôt le dimanche soir sur « La Danse des Sauvages » du Théâtre des Monstres. Cette bamboche enflamme le dancefloor en costumes à poils, à griffes et à plumes. De quoi explorer sa part animale et vérifier ce qu’affirmait Emma Goldwin : « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution. » 🔴
Stéphanie Ruffier
Capuche, de la cie LuZ
Page FB de la compagnie
Conception et interprétation : Victoria Belén Martinez
Musique et régie son : Philippe Perrin
Intervenante cirque : Fiona Couster
Production-diffusion : Julia Simon
Regard extérieur : Yann Ecauvre
Aide à la dramaturgie : Antoine Herniotte
Aide chorégraphique : Cyrille Musy
Durée : 30 minutes
Tout public
Tournée :
• Le 7 août, La Filerie, Ecolieu à Frenes (41)
• Les 26 et 27 août, mairie de Questembert (56)
• Les 17 et 18 septembre, Transfert n’ Co, à Rézé (54)
LOSTtheULTRAMAR, de la cie Foco alAIRE
Page FB et tournée européenne de la compagnie
Zone à étendre, du collectif Demain est annulé
Le texte est édité chez Quartet
Page FB de la compagnie
Conception du projet : Sophie Botte, Florent Bresson et Maude Fumey
Mise en forêt : Sophie Botte
Avec : Mathilde Arnaud, Sophie Botte, Florent Bresson, Clélia David, Maude Fumey, François Praud, Vladimir Perrin
Musique : David Chevalier
Costumes : Céline Carraud et Isabelle Granier
Tournée :
• Le 24 et 25 septembre, au Festiwild, à Soyans (26)
• Les 15 et 16 avril 2023, à Bourg-en-Bresse (01)
RéfleXions, de la cieIlotopie
Site de la compagnie, spectacles sur l’eau
Scènes de Rue • Mulhouse
Du 15 au 17 juillet 2022
Gratuit
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Les 10 ans du festival Les Beaux Bagages, par Stéphanie Ruffier
☛ Héroïnes, par Stéphanie Ruffier