Le théâtre comme refuge
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Dans ce contexte épidémique, notre sélection se cantonne aux spectacles en lien plus ou moins direct avec l’actualité. Que ces propositions nous alertent ou nous donnent du baume au cœur, elles rappellent combien le théâtre est nécessaire. En salle ou sous chapiteaux, en intérieur ou extérieur, dans le privé ou subventionné, les propos sont riches et les formes variées.
Courageux, le Poche-Montparnasse a ouvert dès le 1er septembre : « Merci d’être là pour ramener le théâtre à la vie, avec nous ! La programmation que nous vous proposons en cette rentrée est très ambitieuse, mais nous l’avons rêvée en résistance et en réponse à la situation ambiante… Revenez vite, et souvent, au Poche ! », écrit son directeur Philippe Tesson.
Le spectacle inaugural, une réflexion sur la mort, résonne particulièrement dans le contexte actuel, même si le texte date du XVe siècle. Dans Le Laboureur de Bohème, un paysan dont la femme vient de périr en couches, convoque la Grande Faucheuse pour lui faire part de sa colère et de sa douleur. Celle-ci répond à ses invectives avec sagesse, humeur ou moquerie. Le Grand Théâtre de l’épidémie de Christophe Barbier trouve sa matière dans des extraits de chefs-d’œuvre et raconte un édifiant compagnonnage : « Sans la peste, Œdipe resterait roi, tandis que Roméo et Juliette vivraient heureux ensemble. Sans la peste, Albert Camus parlerait moins bien du totalitarisme et Eugène Ionesco de la condition humaine. Si l’épidémie et le théâtre avancent main dans la main depuis les origines, c’est parce que tous deux sont en quête de vérité ». Ces fêtes de l’esprit donnent effectivement envie de pousser les portes du théâtre.
Pour autant, les salles sont-elles à moitié vides ou… à moitié pleines ? Au Théâtre de l’Atelier, la première courte pièce, le Chant du cygne, raconte l’histoire d’un vieil acteur (interprété par Jacques Weber) se réveillant dans un théâtre dépeuplé, un texte où Tchekhov s’interroge sur le théâtre et sa fragilité. Prévue au printemps, Crise de nerfs, qui regroupe trois farces de l’auteur russe mises en scène par Peter Stein, avait été reportée à cause du confinement. Faut-il y voir une coïncidence ?
Emma la Clown s’inspire quant à elle directement du « confinage » pour sa prochaine création. Du vide « ultime ». Il faudra patienter jusqu’en novembre 2021 pour la découvrir au Carré Magique, pôle national cirque de Lannion. Voilà qui promet.
Dans un registre tout aussi léger, mais pas moins profond, l’humoriste Camille Chamoux défie le temps en 70 minutes top chrono, juste le temps… de se poser au Théâtre du Petit Saint-Martin. Accompagnée à la mise en scène par Vincent Dedienne, elle se demande « avec qui se réconcilier pour être heureux dans la vie. Avec le temps, va. » On a justement eu le loisir d’y penser, lors du confinement à la notion d’espace-temps chamboulés.
Ceux qui peinent à apprécier le moment présent, qui angoissent à l’idée qu’il ne soit déjà trop tard, peuvent essayer le Temps de vivre, une « tentative de dédramatisation », un « exposé sur la finitude » (sous-titre du spectacle) qui nous rappelle notre condition de simple mortel. Dans Kaori Ito, et après quoi ?, la chorégraphe et performeuse relatera aussi ses questionnements existentiels nés pendant cette période inédite (dès novembre 2020, cette fois-ci). Les directeurs de la Scala Paris, Mélanie et Frédéric Biessy, lui ont passé commande.
Créer contre vents et marées
Tandis que des théâtres se posent sérieusement la question de leur survie économique, d’autres continuent de prendre des risques : « La Scala, ça rouvre encore plus grand. La fête continue ! ». En créant une seconde salle, la Piccola Scala, le couple fait fi des difficultés pour continuer d’accompagner des artistes, vaille que vaille, pour « vous entraîner vers les formes et les couleurs d’un nouveau monde, d’un nouvel horizon. La Scala bleue, couleur de l’infini, rouvrira après l’inimaginable épisode que le monde entier, mis à l’arrêt, vient de subir dans l’angoisse et la tristesse du présent, avec cette question plus que jamais dans le cœur et l’esprit de chacun : après, qu’allons-nous devenir ? ». Nous leur souhaitons bon vent.
Le Théâtre du Rond-Point a plutôt choisi un écrin vert. Il a lancé sa saison avec des spectacles courts, des improvisations, des prises de parole, des numéros, des récitals, des lectures ou « folies furtives », dans le jardin situé derrière le bâtiment, un nouvel espace de jeu. « Le Rond-Point, toutes voiles dehors, renoue entre les arbres avec l’essence du spectacle vivant : des voix, des œuvres, des corps et la liberté. Tous, volontaires, viennent planter leurs mauvaises graines de la culture pour que repoussent les herbes folles de la joie, d’un rire qui résiste à tous les virus comme aux idées confinées », lit-on sur le site.
Niquer la mort !
Quant aux Anges au plafond et L’Ensemble 2E2M, ils inventent un étonnant carnaval de la vie : « Dansons ensemble tant qu’on est là ! Au bout de la nuit, on sera bien en peine de dire qui, de l’amour ou de la mort, mène le bal. Qui, du pantin ou de l’humain, nous a entraîné dans cette danse du diable… ». Programmé dans le cadre de MARTO! à Clamart, Bal marionnettique avait été en partie annulé. Un orchestre, des meneuses de bal, des marionnettistes et une foule de danseurs pourront évoluer comme prévu sur la scène du Théâtre 71, scène nationale de Malakoff transformée en dancefloor. L’esthétique est inspirée de l’univers de Frida Kahlo et le propos dramaturgique fait référence au Dia de los Muertos, ces fêtes populaires au Mexique, un peu carnavalesques et complètements folles, car destinées à faire fuir la Mort.
Merci
Tenir Paroles : Le Théâtre de la Ville respecte effectivement ses engagements. Depuis le début du confinement, 97 acteurs, médecins, danseurs, scientifiques et musiciens ont partagé l’aventure des consultations téléphoniques, puis en présence, dès que cela a été possible. Au 1er juillet, 7 500 personnes avaient participé à ces dialogues inattendus, échanges en tête à tête entre un artiste et un scientifique et une personne consultée. Chaque rencontre est unique, chaque dialogue une expérience intime et artistique : « C’est la charge d’humanité de cette aventure inouïe que nous portons sur scène, entre poésie et témoignages. Un instantané, un devoir de mémoire sur cette période à la fois proche et lointaine », écrit Emmanuel Demarcy-Mota. Après nos balcons, tous en salle !
Entre fascination pour l’agonie et amour certain de la vie, Frédéric Fisbach crée Vivre ! qui nous projette dans un avenir proche, incertain, inspiré de la situation actuelle. L’histoire : le Metteur en scène, F. meurt en 2020 quelques semaines avant le début des répétitions du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, de Charles Péguy. Six ans plus tard les actrices décident de se plonger dans ses carnets de travail pour reprendre le projet. En cette année 2026 le chaos est partout, écologique et social. « La question qui semblait déjà tarauder F., elles la reprennent à leur compte : le monde dans son urgence à se sauver a-t-il besoin d’une parole poétique ? A-t-il besoin de cette ode de l’insoumission et de l’espoir absolu, adressé du bord du gouffre ? »
Le performer et activiste suisse Yan Duyvendak présente au FAB (festival international des arts de Bordeaux Métropole) une création originale : « La pandémie montre à quel point notre société est vulnérable. Nous avons tous aujourd’hui une opinion sur les actions des gouvernements. Mais comment ferions-nous, si nous devions avoir cette responsabilité ? ». VIRUS est un jeu conçu avec l’aide de spécialistes et de développeurs. Les participants y ont les charges d’un membre du ministère de la santé, de la recherche ou de la sécurité. Le scénario change selon leurs décisions.
Effondrements intimes face au chaos généralisé
En prise directe avec notre monde, des propositions abordent les transformations de nos sociétés et de nos écosystèmes en sondant l’humain. Tandis que Philippe Quesne alerte sur la disparition du vivant, avec Farm fatale, repris au Centre Georges Pompidou, Benoît Lambert crée, au Théâtre Dijon Bourgogne, un épilogue à Pour ou contre un monde meilleur, un feuilleton théâtral sur les grandes mutations du monde moderne initié en 1999. Avec le comédien Christophe Brault, il y explore l’histoire de notre espèce, avec sa fin programmée. Une tragi-comédie où l’apocalypse est aussi traitée de façon absurde, pour mieux faire réagir. Comment, en effet, se résigner à une telle fatalité ?
Dans D’autres mondes, Frédéric Sonntag propose des alternatives. En s’inspirant de la théorie scientifique des mondes multiples (ou parallèles) et des mythologies de la science-fiction, l’artiste associé au Nouveau Théâtre de Montreuil relève l’importance de la mémoire et de l’imaginaire. Et si la croyance dans la pluralité des mondes possibles reflétait le désir de s’inventer des ailleurs ?
Toujours aux antipodes du théâtre documentaire, d’autres abordent de grandes questions en rejoignant des préoccupations plus personnelles, plus égotiques. À partir du documentaire de Coline Serreau, Solution locale pour un désordre global, Jamais labour n’est trop profond, Thomas Scimeca, Élodie Sorlin et Maxence Tual (trois comédiens et auteurs qui se sont rencontrés au sein des Chiens de Navarre) parlent du sol et d’écologie, mais surtout d’eux-mêmes. Et c’est ce qui nous touchent : « Comment s’y prendre pour réparer le monde entier… ou presque ? Aux problèmes de la planète font, en quelque sorte, échos nos états dépressifs, nos effondrements intimes. Tout ça bien sûr est traité avec humour. C’est donc aussi un moyen de parler de nous, en fin de compte, parce qu’au fond on ne sait pas s’intéresser vraiment à autre chose qu’à nous. Nous, comme symptôme de notre époque narcissique », explique Thomas Scimeca.
De la force du collectif
Comment justifier de continuer à faire du théâtre aujourd’hui ? Dans son édito, Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération, écrit : « Être là. Ici et maintenant. Faire un Théâtre d’aujourd’hui, innovant dans sa forme et lucide sur le fond. Être là, au théâtre, en petits ou grands comités, pour cultiver le plaisir de penser autrement. Produire du sens. » L’instant d’après, celui de la résistance et du partage, n’est-il pas essentiel ? Créer pour (sur)vivre.
Comment se réinventer – terme utilisé à toutes les sauces depuis ce printemps – est la question explorée dans Yourte, au Théâtre 13. En parlant des rêves de la génération Y, « grandie sous l’ère de la mondialisation et du capitalisme et qui, face aux menaces écologiques et à leurs enjeux politiques, décide de tout plaquer », Gabrielle Chalmont et Marie-Pierre Nalbandian parlent également des personnes qui ne rêvent pas, ou plus. Doit-on oser changer le monde ? Peut-on renoncer ?
Voilà donc de quoi lancer une saison forte en émotions, même si celle-ci est plus que jamais… sous réserve d’éventuelles modifications. Alors, laissons la poésie, l’humour, la beauté, la puissance d’un propos nous ré-enchanter. Savourons la magie d’être là, de vibrer et rêver, de réfléchir et agir. Ensemble. ¶
Léna Martinelli
Le Laboureur de Bohème, de Johannes von Tepl, mise en scène de Marcel Bozonnet et Pauline Devinat, jusqu’au 30 octobre 2020, au Théâtre de Poche-Montparnasse
Le Grand Théâtre de l’épidémie, conception et mise en scène de Christophe Barbier, à partir du 8 septembre 2020, au Théâtre de Poche-Montparnasse
Crise de nerfs, d’Anton Tchekhov, mise en scène de Peter Stein, à partir du 22 septembre 2020, au Théâtre de l’Atelier
Le Temps de vivre, de Camille Chamoux, du 10 septembre 2020 au 24 octobre 2020, Théâtre du Petit Saint-Martin
Kaori Ito, et après quoi ?, chorégraphie de Kaori Ito, du 21 novembre 2020 au 16 janvier 2021, à La Scala Paris
Le Rond-Point dans le jardin, jusqu’au 27 septembre 2020, au Théâtre du Rond-Point
Tenir Paroles, conception Emmanuel Demarcy-Mota et la troupe du Théâtre de la Ville, du 23 septembre au 9 octobre 2020, à l’Espace Pierre Cardin
Vivre !, de Frédéric Fisbach, du 29 septembre au 25 octobre 2020, La Colline, Théâtre national
VIRUS, de Yan Duyvendak, du 15 au 17 octobre 2020, dans le cadre du FAB, festival de Bordeaux (Fabrique POLA), puis tournée
Farm fatale, par Philippe Quesne, du 1er au 4 octobre 2020, au Centre Georges Pompidou
Un monde meilleur, épilogue de Pour ou contre un monde meilleur, de Benoît Lambert, du 6 au 17 octobre 2020, au Théâtre Dijon Bourgogne, centre dramatique national (Salle Jacques-Fornier), puis tournée
Bal marionnettique, des Anges au plafond et L’Ensemble 2E2M, le 18 octobre 2020 au Théâtre 71, scène nationale de Malakoff, puis tournée
Jamais labour n’est trop profond, de Thomas Scimeca, Elodie Sorlin, Maxence Tual, du 22 au 27 septembre 2020, à Nanterre-Amandiers, centre dramatique national
D’autres mondes, de Frédéric Sonntag, du 22 septembre au 9 octobre 2020, au Nouveau Théâtre de Montreuil, centre dramatique national, puis tournée
Yourte, de Gabrielle Chalmont et Marie-Pierre Nalbandian, au Théâtre 13, jusqu’au 27 septembre 2020