Les plus ou moins belles infidèles du 11 à Avignon
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Pas envie d’attendre la rentrée littéraire ? Vous pouvez découvrir trois adaptations de romans pour la scène. Deux coups de cœur : « Monte Cristo » et « L’Art de perdre », et un coup dans l’eau, avec « Et leurs enfants après eux ».
La vengeance est un plat qui se mange froid, pour Edmond Dantes, le plus célèbre des justiciers littéraires. Un de ces plats indémodables dont Alexandre Dumas avait le secret et qui est cette année au menu de plusieurs salles avignonnaises. Au 11, Avignon, elle se mange tôt : à l’heure du brunch et c’est un régal comme la compagnie La Volige nous en concocte depuis des années. On ajoutera qu’il s’agit d’un très grand cru ! Pour être (un) classique, le menu n’en est en effet pas moins roboratif et épicé : vengeance, amours contrariées, méchants vraiment méchants, italien mystérieux, contexte politique houleux de la Restauration. De l’action, de l’exotisme et une fin qui rétablit la justice que la réalité est infoutue de mettre en place. Vive la fiction !
Vous adorez le roman, ne craignez pas le réchauffé. Nicolas Bonneau et Fanny Chériaux ont l’art de livrer la substantifique moëlle de ses 1.800 pages sans trahison ni compromission. Edmond peut être content ! Vous ne connaissez au contraire pas le chef-d’œuvre ou vous caressez le rêve de réconcilier votre ado avec la littérature, foncez ! La salle, ce matin, était peuplée (trop peu) de toutes ces figures de spectateurs, mais au salut des comédiens, tous avaient des étoiles dans les yeux et un grand sourire. « J’ai pas vu passer les 1 heure quarante ! » « Et la musique, c’était génial !». Ils n’en revenaient pas de leur beau séjour sur les ailes du récit.
Monte Cristo : tout est bon dans cette vengeance-là !
Nicolas Bonneau est un conteur superbe, rompu par plus de dix ans d’exercice,. Racontant, jouant un personnage puis l’autre, il varie les rythmes, ne cède jamais aux facilités de l’illustration. Ici, la vidéo est malicieuse et tendre. Par ailleurs, on parle souvent d’accompagnement musical, mais ici la musique n’est pas qu’une simple garniture. Tantôt rock, comme la sombre vengeance, tantôt mélancolique, comme les chansons des films de Demy, elle est miroir de l’intrigue et des âmes. Que c’est réussi ! Et puis parfois, elle se fait plus discrète ; pas de chant, mais des souffles, des notes qui cavalent auprès des mots, les font entendre mieux ou autrement. Fanny Chériaux et Mathias Castagné sont sur ce point impeccables.
Tout est décidément bon dans ce spectacle-là : jusqu’à la scénographie dépouillée, mais ingénieuse, qui transforme, alchimiste, la sciure en or, jusqu’aux clins d’œil à l’actualité (on n’en attendait pas moins de Nicolas Bonneau) ou à l’adaptation cinématographique (moment d’anthologie comique). Bref, un régal, à savourer sans modération !
Et la dimension sociale, après eux
En revanche, grosse déception face à Et leurs enfants après eux, adapté de l’œuvre de Nicolas Mathieu, par Hugo Roux. Ce soir-là, l’auteur était retenu au loin. Il n’a pas pu voir comment son roman était tiré du côté du grotesque. Que les personnages du roman soient ridiculement attendrissants, c’est sûr, mais fallait-il pour autant grossir le trait au risque de gommer la mélancolie qui nimbe délicatement le roman ? La salle rigole, rigole. On passe à côté du suicide du père, des violences conjugales. Or, l’œuvre de Nicolas Mathieu, c’est peut-être aussi le portrait d’une région désindustrialisée, où les reines de bal vieillissent ensuite auprès de mecs parfois violents, où le déterminisme social enferme chacun sur des sentiers bien tracés.
On dira, à juste titre, qu’adapter signifier sacrifier. Mais certaines ellipses gênent ici la compréhension juste du roman. Surtout, la distribution peine à convaincre. Même affublés de perruques, les tout jeunes comédiens ont du mal à porter l’âge des adultes qu’ils incarnent. Ils semblent globalement mal dirigés. Alors que la mise en scène d’Hugo Roux présente de belles idées, que la scénographie est ingénieuse aussi, l’interprétation est ainsi très inégale.
L’art de perdre… et de sélectionner
Belle infidèle, l’adaptation que propose Sabrina Kouroughli convainc précisément par la distance qu’elle ose prendre avec le roman d’Alice Zeniter. En effet, elle choisit de resserrer la proposition (une heure à peine de spectacle) autour de deux femmes : la narratrice et sa grand-mère, si bien interprétée par Sabrina Kouroughli et surtout par Fatima Aibout, doucement radieuse. Cette dernière, présence souvent discrète et affairée, donne corps à ces yema (grand-mères) dont le sourire fin s’oppose aux avanies de l’existence. Il suffit que, quittant son un travail d’aiguille, elle se tourne vers nous pour que tout un monde apparaisse dans son sillage.
Cet art de perdre se cultive donc au féminin. On commence par les déboires amoureux de Naïma (celle que l’on identifie à elle) et par ces remarques que font les oncles sur les filles de la famille. Puis, tout du long, on entendra les mots de ces femmes qui payent pour « les conneries des hommes » : la guerre, la fuite. La mise en scène fait intelligemment du père une présence absence. Le choix d’Issam Rachyq-Ahrad pour l’incarner fonctionne à merveille : il semble avoir abdiqué cette part bêtement virile des hommes, père silencieux malmené par le mektoub. Sa finesse, son jeu en retenue complètent un beau gynécée littéraire.
Mais l’adaptation passe aussi d’une certaine manière à la première personne. Sabrina Kouroughli brouille délicatement les frontières entre la fiction de départ et la confidence autobiographique. Cela s’exprime dans la scénographie qui nous fait rentrer sur scène comme dans un salon, comme dans l’adresse au public. Invités invisibles de la jeune femme qui danse, pense devant lui, nous partageons, en effet, ses doutes, sa colère. Le portrait est ici tout en subtilités et en nuances.
Et le pari paie. Paradoxalement, la liberté de l’adaptation nous fait redécouvrir le texte. On l’entend dans sa dimension intime et historique. On relève ici une belle phrase, on songe à des visages, on a envie de rencontrer les gens qui sont sur scène. Bref, on a envie de relire le livre ! 🔴
Laura Plas
Monte-Cristo, d’après l’œuvre d’Alexandre Dumas
Site de la compagnie La Volige
Adaptation : Nicolas Bonneau, Fanny Chériaux et Héloïse Desrivières
Mise en scène : Nicolas Bonneau, Fanny Chériaux
Avec : Nicolas Bonneau, Fanny Chériaux, Mathias Castagné
Durée : 1 h 40
À partir de 12 ans
Théâtre 11 • 11, boulevard Raspail • 84000 Avignon
Du 7 au 29 juillet 2022 (relâches les 12, 19 et 26), à 10 heures
De 8,50 € à 20,50 €
Réservations : 04 84 51 20 10 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off d’Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
Plus d’infos ici
Leurs Enfants après eux, de Nicolas Mathieu
Le texte est publié aux éditions Actes Sud
Site de la cie Demain dès l’aube
Mise en scène : Hugo Roux
Avec : Tristan Cottin, Soufian Khalil, Jeanne Masson, Adil Mekki, Lauriane Mitchell, Eva Ramos et Edouard SulpiceDurée : 1 h 50À partir de 15 ans
Théâtre 11 • 11, boulevard Raspail • 84000 Avignon
Du 7 au 28 juillet 2022 (relâches le 12, 19 et 24), à 21 h 30
De 8,50 € à 20,50 €
Réservations : 04 84 51 20 10 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off d’Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
Plus d’infos ici
L’Art de perdre, d’Alice Zeniter
Le texte est édité aux éditions Flammarion
Site de la cie La Ronde de Nuit
Adaptation : Sabrina Kouroughli et Marion Stoufflet
Mise en scène : Sabrina Kouroughli
Avec : Fatima Aibout, Sabrina Kouroughli, Issam Rachyq-Ahrad
Durée : 1 h 20 (trajets jusqu’au lycée Mistral compris)
À partir de 14 ans
Théâtre 11 • 11, bd Raspail • 84000 Avignon
Du 10 au 29 juillet 2022 (relâches les 11, 18 et 25), à 10 h 30
De 8,50 € à 20,50 €
Réservations : 04 84 51 20 10 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off d’Avignon, du 7 au 30 juillet 2022
Plus d’infos ici
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Qui va garder les enfants ? de Nicolas Bonneau et Fanny Chériaux, par Laura Plas