Les belles vénéneuses
Par Laura Plas
Les Trois Coups
Le thriller n’est pas le genre le plus pratiqué au théâtre. Pourtant, voici deux pièces où l’amour et l’amer ont la mort en partage : « Martine à la plage », journal d’une Lolita ratée et « Mon visage d’insomnie », huis clos dans un centre pour mineurs isolés en butte à l’hostilité.
Martine à la plage : vitriol grenadine
Projet longtemps caressé, longtemps repoussé aussi, Martine à la plage est l’adaptation de l’œuvre du même titre de Simon Boulerice. Clin d’œil à l’illustre série d’albums pour la jeunesse, ce roman offre un hybride entre le journal d’une amoureuse de quinze ans, un road trip et un thriller. À classer donc (si cela est possible) au rayon rouge et noir du polar ou du roman photo, mais surtout pas dans la bibliothèque rose !
Lieu de l’action : une banlieue blanche où Martine s’ennuie ferme. Personnages : Martine, adolescente dialoguant avec deux égéries mortes dans des conditions horrifiques ; Myope, pas la plus belle de sa classe ; Gilbert, quarantenaire, voisin orthoptiste de Martine dont elle est raide dingue. Personnages secondaires et indésirables : sa gosse, miss parfaite et sa femme, Barbie blonde. Figurant : le père absent de Martine, moniteur d’auto-école. Synopsis : fantasmes et tentatives de séduction de Gilbert par Martine incluant destruction méthodique de la vue de la jeune fille, évincement des rivales, bronzage et road trip. Dénouement : surprise mais noir.
Je te jetterai des sorts pour que tu m’aimes encore
Comme inspirée par un roman photo aux couleurs saturées, ponctuée de chansons de variété érotico-mièvres, la mise en scène est aussi acérée que le couteau brandi par l’interprète principale. Elle retourne la peau des images commerciales sur l’amour ou le corps érotisé des jeunes filles. Elle brouille la frontière entre rêve et réalité, grâce à l’intelligence de l’adaptation et aux ressources de la scénographie. En effet, des images défilent sur cinq écrans. Parfois redoublées, elles expriment des fantasmes, instaurent le malaise. On songe parfois aux visions surréalistes de Buñuel ou bien à celles du Pop Art ou de Cindy Sherman. C’est très réussi.
Si on est moyennement convaincu par les passages de manipulation de figurines, le travail de distribution du récit (alternances, ruptures, relai) est épatant. De plus, la pièce se mâtine efficacement de concert. Les deux musiciens-interprètes du groupe CLAAP ! s’inscrivent bien dans l’adaptation et le jeu d’Élise Hôte la rend puissante. Elle est l’extraordinaire actrice de ce jeu de massacre. Bien qu’effrayante, elle parvient à rendre impossible sa condamnation. Folle amoureuse, Martine à la plage bouleverse, donc, et dérange. Preuve de la force de cette proposition.
Mon visage d’insomnie : Si par un soir d’hiver, un voyageur…
Un soir d’hiver sur une côte française. Le vent souffle sur la mer proche. Les jeunes d’un centre de mineurs isolés sont partis au ski. Pour oublier la disparition inquiétante de l’un d’eux ? Seuls restent au centre Harouna, hanté par la peur d’être assassiné, et une éducatrice, Élise. Excédée par l’hostilité des vieux riverains xénophobes, harassée par la tâche, celle-ci voudrait fuir. André, son remplaçant doit arriver… et un individu se présente bien. Mais ce quinquagénaire est-il bien l’homme attendu ?
Par petites touches, l’écriture de Samuel Gallet nous fait découvrir ces personnages sans que longtemps nous ne parvenions à percer leur mystère. Tous ont des idéaux mais ils semblent aussi avoir quelque chose à cacher. André, par exemple, rêve d’un barbecue pacificateur entre locaux et habitants du centre, mais son discours est émaillé de remarques intrusives ou xénophobes, étranges dans la bouche d’un éducateur. Peu à peu le huis clos entre les trois personnages verse ainsi dans le thriller.
Son cadre hostile n’y est pas pour rien et il est très bien rendu par la scénographie de Damien Caille-Perret. En fond de scène, une immense baie vitrée donne sur une plage vide, dont les cieux menaçants sont parcourus par des nuées d’oiseaux noirs. On songe évidemment à Hitchcock, mais aussi à des univers littéraires : ceux de Daphné du Maurier ou Raymond Chandler, notamment. Les murs sont lézardés : annonce de la chute de la maison. Les parois pivotent pour révéler le sommeil troublé d’Harouna, pauvre gamin recroquevillé sur un passé qui ne passe pas.
La distribution, quant à elle, est convaincante. La direction d’acteurs instaure une sensation d’étrangeté. Didier Lastère, en particulier, est remarquable en monsieur tout le monde qui vous veut du bien. Thriller onirique en gris, parabole peut-être sur nos vieilles sociétés paranoïaques où l’on craint un gamin parce qu’il vient de loin et où ne reste plus aux êtres vraiment humains qu’à disparaître ou à construire des Atlantides, Mon visage d’insomnie obsède le spectateur. Comme un rêve sombre aux allures de carnages. 🔴
Laura Plas
Martine à la plage, de Simon Boulerice
Le texte est édité chez La Mèche
Site de la cie Onavio
Adaptation et mise en scène : Alban Coulaud
Avec : Santana Aguemon, Élise Hôte, Sylvain Rigal
Musique originale et live : Claap !
Lumière et régie : Alexandre Mange
Régie son : Simon Chapellas
Durée : 1 h 15
Dès 14 ans
L’Artéphile • 5 bis – 7 rue du Bourg Neuf • 84000 Avignon
Du 9 au 26 juillet 2022 (relâche le 13 et 20) à 16 heures
De 10 € à 16 €
Réservations : 04 90 03 01 90 et en ligne
Dans le cadre du Festival Off Avignon
Plus d’infos ici
Mon visage d’insomnie, de Samuel Gallet
Le texte est publié aux Éditions Espaces 34
Site de la cie À l’envi
Mise en scène : Vincent Garanger
Avec : Cloé Lastère, Didier Lastère et Djamil Mohamed
Scénographie ; Damien Caille-Perret
Durée : 1 h 45
À partir de 12 ans
Théâtre 11 • 11, bd Raspail • 84000 Avignon
Du 7 au 29 juillet 2022 (relâches le 12, 19 et 24), à 18 h 30
De 8 € à 20 €
Réservations : 04 84 51 20 10 ou en ligne
Dans le cadre du festival Off Avignon
Plus d’infos ici
Entrevue avec l’auteur
À découvrir sur Les Trois Coups :
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