Quand Salomé ne danse pas…
Par Sheila Louinet
Les Trois Coups
Anne Bisang, directrice de la Comédie de Genève, traverse les frontières helvètes pour présenter, au Théâtre Artistic-Athévains, une mise en scène très personnelle de la « Salomé » d’Oscar Wilde. Toutefois, avec Lolita Chammah (la fille d’Isabelle Huppert), dans le rôle-titre, nous n’aurions pas pensé être déçus à ce point…
Ce spectacle semblait pourtant se placer sous une bonne étoile. D’abord l’affiche. Superbe. Portrait d’une lolita éprise de son image, dont la forme arrondie nous rappelle celui de la lune. Anne Bisang paraissait donc avoir tout compris du personnage de Salomé : la symbolique lunaire est indissociable du portrait de la jeune fille, à la fois attirante et double. Mais pas seulement. Sur cette affiche, plus que le souvenir d’Alla Nazimova (auquel Anne Bisang fait référence dans sa note d’intention), ce portrait nous évoque surtout la célèbre et sulfureuse actrice du muet : Louise Brooks. On s’attend donc à une Salomé fulgurante qui nous entraîne loin, très loin dans un imaginaire fantasmatique et décadent…
Mais l’argument, d’abord. De la figure biblique, Oscar Wilde en reprendra les grandes lignes : le tétrarque Hérode fait la promesse que, si Salomé danse pour lui, elle obtiendra ce qu’elle désire. Une fois la gigue achevée, celle-ci réclame la tête du prophète Iokanaan. Ce dernier aurait été enfermé dans la citerne du palais sur ordre d’Hérodias (la mère de Salomé), parce qu’il dénonçait le caractère incestueux de son mariage avec Hérode. Dans les lois juives, il est en effet interdit d’épouser la femme de son frère.
Cette pièce a fait couler beaucoup d’encre
Contrairement à la « jeune fille » de l’Ancien Testament, Salomé acquiert chez Wilde un pouvoir et une force détonants. Ce n’est plus la mère l’instigatrice du meurtre, mais Salomé elle-même. La jeune fille répond à un désir puissant et absolu, celui de non seulement s’emparer physiquement et sensuellement du prophète, mais aussi de l’arracher (littéralement !) à son Dieu. Pour cela, elle réclame sa tête, et celle-ci une fois coupée, en baise la bouche. On peut donc deviner que cette pièce, d’abord écrite en français, a fait couler beaucoup d’encre. C’est Sarah Bernhardt qui devait tenir le rôle-titre en 1892, mais l’Angleterre victorienne et puritaine de l’époque a censuré la pièce et la première mondiale n’eut lieu qu’en 1896 sous la direction de Lugné-Poe, alors qu’Oscar Wilde se trouvait en prison à cause de son homosexualité.
Si Anne Bisang souhaite sa Salomé aussi « magnétique », son spectacle, à l’affiche et au titre pourtant très prometteurs (Something Wilde), a été loin, très loin de nous électriser. Lolita Chammah a pourtant toutes les grâces requises pour « obtenir la tête du public [français] * ». La salle est plongée dans le noir. Seule une lune haut perchée s’éclaire et s’anime au son d’une voix langoureuse et venue de nulle part. L’idée est belle et le chant assez sensuel. Micro à la main, la jeune femme sort de l’obscurité à l’aide d’un projecteur qu’un homme de piste braque sur elle. Telle une artiste du Crazy Horse, Salomé fait son apparition. Avec sa perruque noire coupée au carré, ses bottines excentriques et ses bas provocants, elle a bien l’allure d’une petite lolita. Mais pourquoi diable lui avoir mis cette espèce de coiffe argentée sur la tête ? Certes, il semble que les intentions de la metteuse en scène aient été de vouloir donner une dimension atemporelle (ou futuriste ? Nous ne savons pas très bien) au personnage. Mais ce détail brouille du coup l’image flottante et mystérieuse de la belle danseuse de cabaret.
Et ce n’est malheureusement pas la seule fausse note qui viendra rayer les quelques belles images de la pièce, comme la « danse des sept voiles », tant attendue, que Salomé accomplit devant le roi. Notre impatience à voir ce passage est fébrile, notre déception énorme. Le show a pourtant bien commencé. En partie dissimulée par un rideau de perles, la comédienne fait son entrée. Elle a quitté son costume de scène. À la place, une jeune femme blonde, simplement recouverte d’une chemise blanche et tachée à l’encre rouge (de sang ?) fait son apparition. Sa voix est fragile. Sur le souffle, des mots sont articulés en anglais, et le roi est censé être séduit par son numéro. Soit. Pour notre part, nous ne sommes pas tombés pas sous le charme.
Il est vrai que Wilde ne donne aucune indication sur cette danse. Et pour l’auteur, même l’illustrateur de la pièce Aubrey Beardsley n’avait pas été capable de la représenter. Le metteur en scène est donc bien en droit d’y faire ce qu’il veut. Seulement, si l’idée de la chanson est intéressante, en plus d’être quelque peu redondante, la voix se veut monocorde et le chant est d’une telle lenteur que la prestation paraît terriblement longue.
Le jeu brillant de Georges Bigot
Saluons cependant le jeu brillant de Georges Bigot, qui a vraiment tout compris au personnage d’Hérode : roi décadent par excellence, dont l’autorité est remise en cause par l’arrivée du Messie, et dont le règne est dévalué par un mariage incestueux et le regard ambigu qu’il pose sur sa belle-fille. Le duo formé avec Vanessa Larré (dans le rôle d’Hérodias) est par moments époustouflant, notamment lorsque Hérode s’énerve et l’oblige à traverser la scène à reculons. Ce geste ample et violent donne toute la mesure de la puissance de ce roi tyrannique et instable.
Mais, d’une façon générale, on ne retrouve pas dans la mise en scène d’Anne Bisang cette « œuvre volcanique, cruelle et sensuelle » qui avait été frappée par la censure. Lolita Chammah ne transporte pas avec elle l’étonnante charge fantasmatique du personnage et, au lieu d’obtenir notre tête *, coupe court à une quelconque fascination. ¶
Sheila Louinet
* Expression d’Oscar Wilde lui-même : « La fille tragique de la passion a fait son apparition jeudi dernier ; elle danse maintenant pour obtenir la tête du public anglais ».
Something Wilde, d’après Salomé d’Oscar Wilde
Comédie de Genève
Mise en scène : Anne Bisang
Assistante à la mise en scène : Stéphanie Leclercq
Avec : Georges Bigot, Juan Bilbeny, Lolita Chammah, Vanessa Larré, Julien Mages
Dramaturgie : Stéphanie Janin
Scénographie : Anna Popek
Création costumes : Anna Van Brée et Ingrid Moberg
Maquillage et coiffure : Arnaud Buchs
Réalisation vidéo : Alexandre Baechler
Création lumière : Laurent Junod
Photo : © Hélène Tobler
Diffusion : Angélina Berforini
Théâtre Artistic-Athévains • 45 bis, rue Richard-Lenoir • 75011 Paris
Réservations : 01 43 56 38 32
Du 19 octobre au 14 novembre 2010, du mardi au samedi à 20 h 30, dimanche à 16 heures, relâche le lundi
30 € | 20 € | 10 €