On ne résiste pas à Trottola
Florence Douroux
Les Trois Coups
Accompagnés par un organiste et un troisième acrobate, Titoune et Bonaventure Gacon proposent leur dernière création : « Strano ». Déjouer le grave, comme la gravité, est leur manière de faire basculer le présent dans une dimension follement poétique. Et de transformer le plomb en or. Le Cirque Trottola est un alchimiste.
Ils surgissent toujours à leur manière d’extra-terrestres. Une petite femme-môme-artiste virtuose, souvent perchée là-haut, son royaume, et un drôle de bonhomme, porteur de mots, de corps et de rires. Après Trottola, Volchok, Matamore, Campana, et un seul en scène devenu culte, Par le Boudu, Strano, le dernier-né est à son tour paré de l’indémodable : la poésie.
Alentour, on entend une fanfare qui s’approche, invisible, extérieure. Nous sommes aux aguets, rassemblés dans cette intimité du cercle. Et d’abord, par où vont-ils arriver ? Comment ? On connait les apparitions surprises des Trottola. Comme par en-dessous, dans Campana, pour souligner – cela leur tient à cœur – que le cirque est affaire de tous, y compris, et surtout, des plus humbles.
Transformer le réel
Bonaventure s’annonce en premier, sur l’estrade surélevée, où, si belle image d’ailleurs, des tuyaux d’orgue se dresseront. Bougre mal luné, sommeil dérangé par la fanfare, il s’empêtre dans les rideaux, ce « bazar », ce « truc mal foutu » qui exacerbe sa mauvaise humeur. Il tombe. Apparaît Titoune, immobile, tête penchée. En une seconde, ils nous enveloppent de leur présent, livrant un long, beau et doux moment de main à main, avec colonnes, portés, saltos. Le troisième acrobate, Pierre Le Gouallec (en alternance avec Sébastien Brun) s’immisce avec bonheur dans la ronde, ambiance nimbée par l’orgue de Samuel Legal. Claquement de doigt, magie du cirque : pas de doute, nous sommes chez les Trottola.
La vanité de la guerre – leur fil rouge – est évoquée de voix de stentor par Bonaventure. Souvenirs de marches insensées, faites d’ornières, de boue, de froid et d’incertitudes : « On avait tout bouzillé, les maisons, les campagnes (…). Pour rien. Rien », hurle-t-il. Dans une nappe sonore aux teintes froides, Titoune surgit silencieusement, immense, long manteau, casque. Une frêle silhouette, bientôt à terre, comme son porteur. Tout est dit. Les Trottola ne font jamais de grands discours. Ils plongent dans le grave sans s’y appesantir, conjurant la catastrophe, déjouée par l’imaginaire.
Magie des petits riens
L’imaginaire ! Depuis ses débuts, le Cirque Trottola bricole du beau. Il y a toujours des cordes, des bastringues, toute une mécanique actionnée à vue. Une petite fabrique artisanale qui nous plonge dans le rêve par un cousu main, avec son lot d’apparitions finement trouvées, de transitions qui sont autant de petits bijoux. Ils transforment chaque micro-instant en images délicates. Le temps se décante, la minute s’allonge.
Que de trésors nichés dans les toutes petites choses ! Lorsque Titoune s’envole trop vite au trapèze, Bonaventure la rattrape pour attacher sa longe. Geste banal de sécurité qui se transforme ici en geste d’amour. Évoquons évidemment ce double trapèze, bruits de moteurs et de poulie, qui montre une Titoune parfaite de précision, s’élançant vers le haut du chapiteau, jusqu’à frôler la toile, là-haut, son univers. Avant d’être déposée par Bonaventure, un peu en hauteur, sur l’estrade de l’orgue. Pas tout à fait un retour au sol, mais plutôt un petit moment d’apesanteur prolongé. En toute virtuosité.
Duo de clowns
Face à Boudu, ce géant qui nous a tant stupéfiés depuis 2001, Titoune consacre son clown. Teint blanc, nez rouge pointu, chaussures démesurées, Rififi ne parle pas, mais s’exprime en soufflant dans une paille coincée dans sa bouche. Moins maltraité que dans Campana, il impose ici sa volonté. Quel duo ! Grande gueule et malice, ils sont le maladroit et l’étonnée, le drôle et l’espiègle, le nostalgique et l’inattendue. Contraires ? En symbiose, plutôt.
Un piano à queue est ici le plus formidable des agrès. Glissant sur la piste comme sur une patinoire, l’instrument devient terrain de jeux acrobatiques pour les trois compères qui s’emparent avec grâce du colosse. On joue dessus, dedans, sur la tranche, portés et main à main autour de l’instrument roi. L’image de Titoune et Bonaventure, quittant la piste, assis dans les cordes du piano devenant embarcation inédite, restera gravée, avec, à peine esquissée, comme une légère caresse à l’eau.
On se souvient avec émotion du tableau de Campana, montrant Bonaventure, debout sur une échelle qui tournait à l’horizontal, et déclamant ces mots : « Combien de temps encore / Des années, des jours, des heures, combien ? Je m’en fous mon amour / Quand l’orchestre s’arrêtera, je danserai encore. » Ici, l’échelle marque encore le temps, puisque, dressée à la verticale, elle semble l’aiguille inarrêtable du cadran, autour de laquelle, évoluent les acrobates. Jusqu’au tournoiement vertigineux. Temps qui passe…L’écueil, toujours, leur résiste, ils insistent. Magnifique.
Et si Strano, cet « étrange », c’était ça : un autre présent, bascule du réel, un imaginaire salvateur dans lequel dansent des êtres, avec leurs histoires de maladresses et de virtuosité, leur terre chaotique et leurs envolées merveilleuses ? Un enchantement hors temps autour du cercle ?
Florence Douroux
Strano, du Cirque Trottola
Site
Crée par Titoune et Bonaventure Gacon
En piste : Titoune, Bonaventure Gacon et Pierre Le Gouallec en alternance avec Sébastien
Musicien : Samuel Legal
Régie générale : Bonaventure Gacon
Régie son et lumière : Baptiste Heintz en alternance avec Yannis Gilbert
Création costumes : Nadia Genez
Compositions musicales : Samuel Legal, Jean-Sébastien Bach, César Franck, Mauricio Kagel, Charles Marie Widor
Conseillers techniques, artistiques et acrobatiques : Filléas de Block, François Derobert, Caroline Frachet, Dimitri Jourde, Michaël Pallandre, Martin Prieto, Clément Rousseaux, Nicolas Picot, Claire Villard
Durée : 1 h 30
Dès 10 ans
Centquatre • 5, rue Curial • 75019 Paris
Du 3 au 22 décembre 2024, mercredi, vendredi et samedi à 20 heures, dimanche à 19 heures
De 11 € à 22 €
Réservations : 01 53 35 50 00 ou en ligne
Tournée :
• Du 10 au 14 janvier 2025, Théâtre de Lorient, CDN (56)
• Du 22 au 29 janvier, Théâtre de Cournouaille, à Quimper (29)
• Du 6 au 10 février, Le Carré Magique, à Lannion (22)
• Du 5 au 9 mars, Le Palc, à Châlons-en-Champagne (51)
• Du 28 mars au 5 avril, Latitude 50, à Marchin (Belgique)
• Du 26 au 30 avril, Le Prato, La Rose des vents, scène nationale, Lille (59)
• Du 20 au 24 mai, Théâtre Sénart, scène nationale, Sénart (77)
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Campana », du Cirque Trottola, par Léna Martinelli
☛ « Par le Boudu », de Bonaventure Gacon, par Léna Martinelli
Photos : © Fanchon Bilbille