« Tabou », de Laurence Février, le Lucernaire à Paris

Tabou © Margot Simonney

Viol : la société acculée

Par Marie Barral
Les Trois Coups

Dans « Tabou », cinq femmes violées répondent aux questions de l’instruction. La metteuse en scène Laurence Février a choisi pour leur défense la plaidoirie de Gisèle Halimi lors du procès d’assises à Aix‑en‑Provence en 1978. Et pour jury, le public. Texte désarmant, comédiennes excellentes, spectateur retourné. Brillant.

À chaque fois, l’interrogatoire s’ouvre par une histoire banale : celle d’un couple dont le mari au chômage perd les pédales, d’un cousin chargé de garder une enfant en l’absence de ses parents, d’une virée adolescente entre copains, d’un serveur avec qui l’on blague au restaurant… À chaque fois, le danger semble hors de portée : le mari était sociable, le cousin « quelqu’un de très bien », le serveur bienveillant… Sans témoins, les viols sont alors d’autant plus difficiles à prouver.

Sur le plateau, ces affaires sont présentées une à une, au travers d’une série de questions-réponses entre la plaignante et l’enquêtrice. L’emploi du temps et l’attitude de la victime présumée y sont disséqués par le menu. Scepticisme, détachement et intérêt purement intellectuel de l’enquêtrice contrastent avec l’effondrement croissant de la plaignante, essorée par tant de questions et si peu de pitié. Les cinq comédiennes, qui jouent tour à tour les deux rôles, se révèlent, de l’un à l’autre, méconnaissables, et leur jeu de chaises musicales angoissant, si ce n’est diabolique. Si chacun est, dans cette folle sarabande, autant victime que magistrat, où est le bien, où est le mal ?

Rien sur la scène ne vient détourner l’attention du spectateur ou amoindrir son désarroi : point de décor si ce n’est des chaises, des robes de tous les jours et un jeu de lumière très précis. Le théâtre Rouge du Lucernaire n’est plus un lieu de spectacle, mais un véritable tribunal d’où la vérité doit surgir : les cinq cas posés, l’avocat de la défense est appelé à la barre…

Briser ce silence coupable…

La comédienne et metteuse en scène Laurence Février livre alors la vibrante plaidoirie de Gisèle Halimi lors du procès d’assises d’Aix‑en‑Provence, en 1978. Ce texte universel paraît être contemporain de celui tissé par Laurence Février à partir de faits récents. Dans notre société, « il n’est pas évident que violer soit un crime », affirmait l’avocate (qui soutient le spectacle), car cet acte transforme les victimes en accusées. Accusées d’avoir provoqué les hommes ou déstabilisé, par leur plainte, l’ordre social.

C’est cette loi du silence que Tabou cherche à contester. Pour ce faire, Laurence Février dit le texte de Gisèle Halimi non en actrice, mais comme une véritable avocate en exercice : distinctement, sans pauses ni fioritures, comme si elle était elle‑même en séance, bousculée par l’urgence. Le réalisme de cette harangue transforme le spectateur en juré, voire en malheureux complice de l’omerta (que ce spectateur soit homme ou femme). Son aveuglement, sa méfiance envers la séduction féminine – toujours présumée coupable – et cette naïveté qu’il y a à croire que le viol arrive toujours à autrui, la nuit, dans une ruelle sordide, sont eux aussi dans le box des accusés.

Pauvre public qui, en se rendant à une pièce sur le viol, craignait un spectacle intellectuel un brin barbant. Te voici bien attrapé : sur ce sujet si délicat, sans jamais tomber dans le voyeurisme, la violence ou la vulgarité, Laurence Février et ses géniales comédiennes livrent un brûlot théâtral saisissant, autant émotionnellement qu’intellectuellement, où tu es pris à partie. Avec simplement une scène, deux bouts de ficelle, du talent, une année de recherches minutieuses et leur consternation devant les faits, elles marquent les esprits et ouvrent le débat. Gallimard a d’ailleurs décidé de rééditer la plaidoirie de Gisèle Halimi. 

Marie Barral


Tabou, de Laurence Février

Avec la plaidoirie de Gisèle Halimi à la cour d’assises d’Aix‑en‑Provence le 3 mai 1978

Éditions L’Harmattan, collection « Lucernaire »

Chimène compagnie théâtrale (en résidence au Lucernaire)

Site : www.chimenecompagnie.com

Courriel : juliechimene@gmail.com

Mise en scène : Laurence Février

Assistante à la mise en scène : Julie Simonney

Avec : Véronique Ataly, Mia Delmaë, Laurence Février, Françoise Huguet, Carine Piazzi, Anne‑Lise Sabouret

Lumières : Jean‑Yves Courcoux

Illustration sonore et scénographie : Brigitte Dujardin

Photo : © Margot Simonney

Le Lucernaire • 53, rue Notre‑Dame‑des‑Champs • 75006 Paris

Site du théâtre : www.lucernaire.fr

Réservations : 01 45 44 57 34

Du 5 septembre au 21 octobre 2012 à 20 heures, dimanche à 17 heures, relâche le lundi

Durée : 1 h 10

30 € | 25 € | 15 € | 10 €

Autour du spectacle (au Lucernaire) :

– dimanche 23 septembre 2012 à 15 heures : « Dire et entendre le viol », avec Emmanuelle Piet, présidente du collectif féministe Contre le viol

– dimanche 7 octobre 2012 à 15 heures : « Comment en finir avec le viol ? » avec une militante de l’association Osez le féminisme !

Entrée libre, réservation obligatoire au 01 42 22 66 87

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