Plus d’épices, madame Saraceni !
Par Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups
« Tango, verduras y otras yerbas » ? En français, ça donne (en beaucoup moins chantant !) : tango, légumes et autres herbes. Voilà qui fait penser à une recette de pot-au-feu à la mode argentine, non ? Pas étonnant, quand on sait que la créatrice de ce spectacle, l’Argentine parisienne Camilla Saraceni, avoue faire l’essentiel de ses mises en scènes « à table, devant un plat de pâtes et un bon vin » ! À travers ce mets-là, mitonné en 2003, Camilla Saraceni a voulu nous faire goûter aux mille et une saveurs du tango qui exhalent l’âme même de son pays. Et sa recette est originale, qui mêle théâtre, danse, musique et chant pour évoquer l’ambiance des cabarets de Buenos Aires. Mais, ce soir-là, dans la (trop) grande salle bondée du Nouveau Théâtre de Montreuil, le plat servi ne m’a pas paru à la hauteur du menu qui mettait l’eau à la bouche, nous promettant l’enivrement. Trop peu de sauce pour lier les ingrédients, pas assez chaud ni assez relevé : tout ça manquait d’épices pour pouvoir me mettre les papilles, le cœur et le corps en émoi.
Je suis une Argentine pur sang, née d’un père italien, d’une mère grecque, avec des ascendances qui mêlent une quinzaine de nations de la vieille Europe et même un peu de sang arabe. Si vous demandez à un Argentin d’où il descend, il vous répond : « Du bateau ! Bon voyage… ». Elle porte le monde entier dans ses gènes, cette Camilla Saraceni qui nous accueille ainsi ce soir. Comme le tango, né à la fin du xixe siècle dans le grand port de Buenos Aires, du métissage entre esclaves africains et immigrants venus de toute l’Europe. Longtemps pourtant, comme beaucoup d’exilés de sa génération, Camilla, de Cordoba en Argentine, a ignoré le tango.
Débarquée à Paris en 1975, cette enseignante en philosophie, férue de mode, allait d’abord chorégraphier les défilés de grands couturiers. Avant de signer ses premières mises en scène à la tête du Théâtre de Léthé, sa compagnie créée en 1985. C’est alors que le tango, cette musique, cette danse, cette culture, est venue lui titiller l’esprit. S’imposant à elle, comme une source d’inspiration, un prétexte pour raconter les mondes qui l’habitent. Pas de deux, puis Charbons ardents ouvrirent le bal de ses spectacles-voyages au cœur du tango. Puis vint le tour de Tango, verduras y otras yerbas, chassé-croisé d’un Argentin racontant l’Argentine et son tango et d’une Française narrant sa rencontre à Buenos Aires avec les bals tango et ses hommes. Deux récits qui sont deux parties intimes de Camilla Saraceni.
Dispersé tout autour de la vaste scène, un public attablé discute, sirote, attend. Ambiance « milonga », soirée dansante en argentin, où se joue le grand scénario des rencontres. Au fond, sur une estrade, un piano, un violon, une petite lampe allumée sur son guéridon. Ambiance plus intime de cabaret. Le spectacle commence là. Par un concert. Car le tango, c’est une musique. Une musique métissée, avec des origines rythmiques africaines, l’apport des cordes de l’Est européen puis du piano, qui lui a permis de pénétrer chez les riches. Jacob Marian Maciuca, né semble-t-il avec un violon au bout des bras, et son fougueux compère pianiste et compositeur Gérardo Jerez Le Cam (aux allures de Pedro Almodovar !) nous en font la virtuose démonstration. Seuls d’abord. Puis accompagnant, le temps de quelques chansons, la voix suave et grave, à la sensualité toute latine, de la ravissante Sandra Rumolino. La mise en bouche est plutôt agréable !
Arrive alors le plat de résistance : les confidences de l’Argentin et de la Française. Lui, c’est Jorge Rodriguez. Un danseur argentin, petit fils d’immigré mi-autrichien-italien, mi-indien, arrivé à Paris en 1984. Il a cuisiné sa mémoire, nourrie d’anecdotes familiales, de vécus artistiques. Pour nous raconter son pays à travers son amour du tango, depuis l’apprentissage sur la table de la cuisine de sa grand-mère, jusqu’aux Trottoirs de Buenos Aires, ce cabaret parisien aujourd’hui disparu où se retrouvaient tous les Argentins en exil. Démarche ampoulée, allure touchante et gominée, accent mouillé, il nous promène dans Buenos Aires, nous racontant son odeur et ses taxis noirs et jaunes, ses sérénades d’hier et ses milongas, prétexte pour sortir en famille et vérifier les fréquentations de sa fille, ses milongas avec ses femmes et ses hommes pratiquant le fameux cabeceo, cet art consommé de la drague par le seul regard.
Elle, c’est Sylvie Cavé, formée à la danse classique et contemporaine, aux claquettes, au tango et à l’art dramatique. Sous ses airs de Française un peu coincée découvrant Buenos Aires, elle évoque sa collision brutale avec le tango, qui la fera fantasmer sur n’importe quel mâle sachant bien danser, jusqu’à ce qu’elle trouve l’homme de sa vie. Tout ça, mâtiné de pas de tango, aurait pu être succulent, émouvant, drôle et charnel. À mon goût, ce ne le fut pas vraiment. Excepté deux instants de grâce. Sylvie Cavé mimant à la perfection (on sent là l’influence de l’école de mimodrame international Marcel-Marceau) l’allure de quelques danseurs-dragueurs patentés. Et un duo magique de la chanteuse et du violoniste, si intense que j’ai cru voir la voix et l’archet s’enlacer dans un voluptueux tango.
Malgré toute leur belle énergie, les deux comédiens-danseurs m’ont donc laissée à quai. Il faut dire qu’ils ne parlent pas toujours vrai, ces artistes pourtant auteurs de leurs textes. Jorge Rodriguez surtout, souvent trop complaisant et redondant. Trop longs peut-être, ces textes… J’aurais aimé avoir les tympans ravis par plus de musique : mais où est donc le bandonéon, cet instrument phare du tango ? J’aurais aimé me délecter l’œil par plus de danse. Les artistes ont beau tourbillonner avec talent, je suis en manque de ces pas à la mélancolie désenchantée, à la sensualité entêtante. Bref, tout ça m’apparaît un brin décousu, ennuyeux, fête de patronage. Pas torride, quoi ! Je reste froide. Frustrée de ne pas sentir grandir en moi l’envie de virevolter. Et les quelques jeux de lumières rouges et jaunes, cherchant à donner l’illusion d’un peu de chair et d’intimité, n’y font rien. Camilla Saraceni voulait bousculer les stéréotypes. Nous donner une autre facette du tango, humaine et simple. Mais au final, le plat est trop fade.
Tout finit par un bal. Nous sommes aux Trottoirs de Montreuil, annonce un néon qui vient d’allumer ses lettres lumineuses. Au son de bandes enregistrées comme à Buenos Aires, les artistes entraînent sur la piste tous ces danseurs amateurs attablés qui attendaient leur heure depuis le début du spectacle. Initiés au tango lors d’ateliers gratuits ouverts à tous, les voilà qui s’élancent, jeunes et vieux, conviant même le public (rétif !) à entrer dans la danse. L’idée est jolie. C’est un peu d’humanité qui se partage là. Tandis qu’au bar du théâtre, le voyage continue avec empanadas et vin rouge argentin. Bon appétit ! ¶
Sylvie Beurtheret
Tango, verduras y otras yerbas, sur une idée originale de Jorge Rodriguez et Camilla Saraceni
Mise en scène : Camilla Saraceni
Collaboration à la mise en scène : Philippe Sturbelle
Textes : Jorge Rodriguez et Sylvie Cavé
Composition et arrangements musicaux : Gerardo Jerez Le Cam
Avec : Sylvie Cavé (danse-comédie), Gerardo Jerez Le Cam (piano), Jacob Marian Maciuca (violon), Sandra Rumolino (chant), Jorge Rodriguez (danse-comédie)
Création costumes : Consuelo Zoelly
Création lumière : Laurent Nennig
Son : Luc Padiou
Accessoires : Emmanuelle Daverton
Assistant à la mise en scène : Antonio Palermo
Photo : © D.R.
Nouveau Théâtre de Montreuil • 10, place Jean-Jaurès • 93100 Montreuil
Réservations : 01 48 70 48 99
Samedi 26 septembre 2009 à 20 h 30 et dimanche 27 septembre 2009 à 17 heures
De 9 € à 19 €