Introspection
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
C’est à une plongée dans la vie intime du cinéaste que nous convie Simon Delétang, avec « Tarkovski, le corps du poète » Il en confie le rôle-titre à Stanislas Nordey. Entre énigmes et obsessions, une promenade esthétique et morcelée.
Simon Delétang, tout nouveau directeur du Théâtre de Bussang, s’est manifestement livré à une fouille extrêmement approfondie. Il s’est penché sur les documents permettant d’entrer dans l’univers intérieur d’un créateur génial et torturé, intransigeant et mystique : Tarkovski. Aux fragments du journal intime de l’artiste et aux extraits de la biographie que lui a consacrée l’historien du cinéma Antoine de Baecque se mêle l’écriture de Julien Gaillard, auquel le metteur en scène a passé commande.
Ce sont les dernières années de Tarkovski qu’explore ce collage subtil. Il commence par une conférence en russe admirablement et puissamment interprétée par la comédienne Pauline Panssenko, qui brosse un portrait passionné et haut en couleurs de l’artiste. Elle ne sera interrompue que par la survenue d’un phénomène paranormal, le déplacement d’un verre sur une table, qui nous fait entrer dans le monde de l’inexplicable. Alors commence le vagabondage entre les souvenirs d’une création empêchée par un État soviétique tatillon, intrusif, paranoïaque, et l’exil déchirant en Italie.
C’est un Tarkovski souffrant de n’avoir pas pu travailler autant qu’il aurait voulu qui apparaît, désespéré de n’avoir fait « que » sept films, mais aussi halluciné, insupportable pour ses proches et incompréhensible pour la plupart. Avec sa démarche glissante de danseur, Stanislas Nordey incarne ce personnage émacié à la sensibilité à fleur de peau, écorché vif, soumis à des exigences morales qu’il a lui-même édictées. L’acteur donne constamment l’impression d’être à côté de lui-même, de marcher sur l’eau, comme hanté, avec parfois de brusques poussées verbales qui semblent jaillir, éruptives.
Intense et vibrant
Les monologues de Tarkovski permettent de cerner (si faire se peut) la personnalité fragile et exacerbée du poète, ainsi que sa douleur face aux contraintes qui lui sont constamment assignées. Pour justes qu’ils sont, ils restent un peu longs et répétitifs. Certes, ils donnent cette impression de ressassement, mais aussi de focalisation sur un objectif : être toujours au plus près de soi-même, dans la recherche d’une vérité incandescente, mais ils ralentissent le spectacle et lui confèrent une lourdeur qui confine parfois à l’ennui. Ces propos sur le caractère sacré de l’art et de sa quête de beauté, qui exigent un engagement absolu et sans partage, ont un air adolescent, comme un parfum de déjà-vu, d’autant plus que ces monologues sont accompagnés de longues stations de l’artiste qui se lamente de ne pouvoir davantage travailler… tout en restant dans sa chambre, parfois même cloué au lit ou à la fenêtre, contemplatif. Éminemment paradoxal.
Pour aérer un spectacle qui aurait pu devenir trop lancinant, Simon Delétang fait intervenir des personnages qui, eux, sont bien vivants et tout à fait représentatifs de cette Russie de toujours, avec ses bavards impénitents, ici interprétés par Thierry Gibault et Jean-Yves Ruf, plus vrais que nature, formidables. Il rencontre encore, ou plutôt il reçoit, des femmes, la mère et l’épouse, la vierge éternelle, incarnées avec sobriété par Hélène Alexandridis, et tout un défilé de représentants du petit peuple russe venu questionner sur ses films (et parfois louer, remercier et bénir) le grand homme. Ces séquences sont des moments de grâce du spectacle. Avec l’aide de quelques accessoires, le metteur en scène complète le portrait de l’homme par celui de l’artiste : une cruche de lait qui apparaît ça et là dans l’œuvre du cinéaste, les cloches d’Andreï Roublev ainsi qu’une superbe toile déroulée sur tout le fond de scène dans la seconde partie du spectacle, un détail de La Madone del Parto de Piero della Francesca, qui rappelle sa qualité de peintre d’icônes. Face à elle, le cinéaste en fin de vie et sa fidèle compagne paraissent de minuscules êtres humains… Si Simon Delétang prétend que la connaissance des films de Tarkovski n’est pas nécessaire à la compréhension du spectacle, il est évident qu’elle l’éclaire et le magnifie. ¶
Trina Mounier
Tarkovski, le corps du poète, de Julien Gaillard, Antoine de Baecque et Andreï Tarkovski, Simon Delétang, Les Célestins de Lyon
Montage des textes et scénographie : Simon Delétang
Dramaturgie : Julien Gaillard, Simon Delétang
Avec : Hélène Alexandridis, Thierry Gibault, Stanislas Nordey, Pauline Panssenko, Jean-Yves Ruf
Lumière : Sébastien Michaud
Collaboration à la scénographie et aux costumes : Léa Gadbois-Lamer
Son : Nicolas Lespagnol-Rizzi
Production : Compagnie Kiss my Kunst
Coproduction : Théâtre national de Strasbourg, Célestins-Théâtre de Lyon, Comédie de Reims – CDN
Avec le soutien de la DGCA-Ministère de la Culture et de la communication, de la Drac Auvergne-Rhône-Alpes, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, de la Ville de Lyon et du Théâtre de la Colline
Avec la participation du Jeune théâtre national et de Dièse Rhône-Alpes
Les décors et les costumes ont été réalisés par les ateliers du Théâtre national de Strasbourg
Célestins, Théâtre de Lyon • 4 rue Charles Dullin • 69002 Lyon
04 72 77 40 00
Du 11 au 14 octobre 2017 à 20 heures, le 15 octobre à 16 heures
Durée : 2 heures
De 9 € à 38 €
À découvrir sur Les Trois Coups,
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Un fils de notre temps, d’après Ödön von Örvath, par Michel Dieuaide
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