Temps très fort, festival Ateliers Frappaz, Reportage, Villeurbanne

MAMAE-Magma-Performing-Theatre-© Mélanie-Broquet

Femmes d’extérieur : en avant toutes !

Stéphanie Ruffier
Les Trois Coups

« Remonter le col à cet univers tout cassé » ? Les Ateliers Frappaz montent au créneau avec une programmation 100 % féminine. Pendant trois jours à Villeurbanne, le Temps Très Fort a mis un coup de projo sur les créatrices de l’espace public. Une programmation musclée et sensible qui a craché du rouge, du fuck et de la joie… radicale !

Elle surgit à 17 heures, jeudi, sur le parvis de l’hôtel de ville de Villeurbanne. Vêtue et chapeautée de noir, elle dispose et arrose patiemment une centaine de laitues. Avec détermination, elle plante le décor autant que le sujet : une femme bouscule l’espace public. Cette veuve malicieuse n’est autre que Caroline Amoros, alias Princesses Peluches, une performeuse qui a roulé sa bosse à l’international, semant d’incongrues images poétiques avec délicatesse. Des salades devant un édifice public ? Des pigeons qui les picorent ? À chacun·e de décrypter la métaphore et de se raconter sa fable onirique… ou politique.

« Les Performances de Rose », Princesses Peluches © Stéphanie Ruffier

Les passant·s qui fréquentent la rue marchande s’arrêtent, interloqués : « Elle a certainement quelque chose à dire. » Des jeunes femmes s’amusent à photographier leurs bébés dans ce jardin sur macadam, façon Anne Geddes. Des vélos zigzaguent. Ainsi débute le Temps Très Fort imaginé par Nadège Prugnard et son équipe du Cnarep qui saisit l’occasion pour distribuer le programme. Dans cet événement, les femmes ne se contenteront pas de jouer les secondes, les servantes ni les potiches. Elles se plantent là, dérangent et interrogent. Tandis que la dame en noir questionne son rôle en appliquant une affichette sur le béton, façon colleuse, le public non convoqué tente de décrypter le sens de sa mystérieuse formule : « L’ombre de l’Art est un escabeau pour aller changer l’ampoule. » De quoi faire parler.

La recette du vrai taboulé (vert)

Plus tard dans la soirée, sur la terrasse de la Cantina, les légumes sont de nouveau à l’honneur. Jessy Khalil de la Cie Aram nous transporte dans son pays natal, le Liban. Sous couvert de livrer son savoir-faire en matière de persil plat, de citron et de boulgour (« Pas de semoule ! »), elle fait défiler sur un impressionnant ticket de courses l’histoire d’un pays multi confessionnel secoué par les guerres. « J’explique bien ? », ponctue-t-elle entre deux verres de rouge. Sincère et pétillante, elle n’a rien d’une tradwife. La recette part en vrille. En soutien-gorge, couteau à la main, elle mêle avec générosité famille, religion et politique. L’administration française se prend un coup de canif : l’intégration, quelle gageure ! Dommage que la comédienne ne saisisse pas certains cadeaux du jeu en extérieur comme cet hélicoptère qui passe au-dessus de sa table et aurait pu résonner avec l’ambiance de guerre.

« Le Vrai taboulé (vert) », Cie Aram © Stéphanie Ruffier

Le lendemain, le ton et les formes se durcissent. Récit de viol, mariage fakir piquant, écrits vengeurs… La prog choisit résolument de se faire haut-parleuse des violences de genre et de classe. Elle se présente aussi comme un acte de réparation. Les chiffres de la dernière enquête de la commission égalité des genres de la Fédération nationale des arts de la rue sont éloquents : les mentalités changent… mais lentement. Si les femmes artistes décrochent subventions et bourses, elles restent encore bien trop peu programmées. Qu’à cela ne tienne : ici, pendant trois jours, on ne verra qu’elles.

Terrain d’expérimentation

Des spectacles qui ont déjà fait leurs preuves en rue (Nenna de la Cie Raoui) ou en bar (Le Balto du Collectif Xanadou, autre pépite aussi sensible qu’intelligente) remportent un franc succès. Mais l’événement offre aussi de la visibilité à des lectures et autres « parcelles de création ». C’est le cas de Et ces êtres sans pénis !, texte cru de Chahdortt Djavann que la Cie Les Chiennes Nationales a choisi de mettre en voix. Traitant du mouvement « femme, vie, liberté », il prend chair dans le récit du parcours de Sara, Iranienne discrète. Cette « personne de 24 ans sans pénis », femme courage qui assume une enfant conçue hors mariage, enlève un jour son voile et le brandit sur la voie publique. L’acte téméraire a de terrifiantes répercussions dans ce pays où sévit une sévère police des mœurs. Débitée sur un ton très distancié, entrecoupée d’un quizz qui interroge « où est le mal(e) », la violence inéluctable résonne. Ping-pong de mots poignards. En quadri-frontal, le public voit fleurir au sol les slogans et les visages qui ont germé sur les places.

« Vivre, le poème de Sara », Cie Les Chiennes Nationales © Stéphanie Ruffier

De même, Ces petits riens du Deuxième Groupe d’Intervention se présente comme une forme en devenir. Dans le cocon d’un container, autour d’un miroir posé sur une grande table à nappe brodée, Ema Drouin aborde l’indicible de l’inceste. Celle qu’on a connue capitaine d’immenses formats insolites joue ici une partition à la miniature délicate. Au sein de son Atelier de Curiosité Urbaine, elle a toujours aimé récolter des objets perdus ou abandonnés sur le trottoir au gré de marches où elle se sentait parfois « tracassée et triste ». Cadenas, bouton, boucle d’oreille esseulés sont ici alignés et reliés par un récit autobiographique qui tombe au creux de l’oreille d’une petite communauté de spectateurices casqué·es. « Le soldat à qui il manque un pied » et la « petite poupée aux bras dressés » deviennent autant d’allégories d’une « détresse infinie ». Partage bouleversant, encore en remuement.

Un samedi détonnant

Le dernier jour est rouge sang. Il file la laine dégoûtante du viol, thème très présent. D’autant plus violent qu’aucun avertissement ne l’annonce. Des performances tendance Marina Abramovic et Gina Pane font pleuvoir un déluge d’uppercuts visuels où les artistes se foutent à poil, brassent liquides, terre et mots tranchants. Adriana Butoi interroge justement la différence entre perf et théâtre à travers sang et ketchup : « Je vais armer ma machine de guerre ». Le corps nu devient champ de bataille, support d’inscriptions où questionner le tabou de l’ostracisme de la femme qui menstrue. Un peu plus tard, dans le même hangar, Catherine Froment brûle littéralement sur un extrait de Bolaño : corps nu scotché, illuminé par des cierges…

« Petite Poissone », Temps Très Fort © Stéphanie Ruffier

Les mots-cris se répandent aussi dans la ville. Dans l’enceinte des Ateliers et sur les places, les messages de Petite Poissonne encanaillent la syntaxe et le mobilier urbain. Ils misent sur le politique explosif : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde On leur vend déjà des armes et des bombes. » Ils malaxent également l’air sexiste du temps : « Travailler comme une folle, être payée comme une fille », « #notallouinouin »… Laura Tejeda, quant à elle, fait glouglouter et jazzer les mots, telle une Cathy Berberian. Nourrie par une fréquentation intime des animaux, elle vocalise en cocotte, déploie des lamentos hybridés de bêlements. Un audacieux galimatias animalo-mystique, un discours-moustique intempestif. Époustouflante !

Profusion de découvertes

Performances et lectures s’enchaînent, se tuilent. Marya Aneva se fait femme-hérisson, au corps en souffrance traversé de couleurs. Une matière romanesque qu’elle espère confronter au plateau. Émilie Saccochio rêve d’être « plante », de se sentir « légère, fine, délicate ». Une voix off déploie ses mots joliment pesés : « si j’avais été pierre, je me serais sentie d’ici ». Dans toutes ces propositions, on sent le goût pour une recherche littéraire qui percute, fore, cherche des strates singulières. Phrases à la musicalité lapidaire, aux piques hérissées ou dévalant des lits de rivières sans frontières. À l’image aussi du concert du Plus petit espace possible qui cogne, tambourine et mégaphone.

« Adriana Butoi », Temps Très Fort © Stéphanie Ruffier

La soirée se termine avec deux propositions qui pétaradent. La Madone des égouts de la Cie Rouge-Esope débute par une apparition. Laure Rossi s’extrait littéralement de la fange des sous-sols. Madone cradingue, elle sort de la Cloaca Maxima de Rome pour œuvrer à sa réhabilitation, restée trop longtemps dans l’ombre de sa sœur, l’Immaculée. Elle est celle qui a été séduite, violentée par le « Poisson » (Dieu) qui perd ses eaux de Lourdes (en flacon). On lui a piqué son « petiot » pour le refiler à l’autre, Marie, la star. Son jeu est malin, blasphématoire, ultra énergique. Le reportage vidéo à Lourdes est un miracle d’humour. Sacrée meuf !

« J’suis T.A.N. Tendue Agressée Nerveuse »

En clôture, MAMAE le texte kamikaze de Nadège Prugnard nous sert sur un plateau de graviers six femmes à la rage verticale. Plus de 20 ans après sa création, il dresse six comédiennes avec leurs mots-bombes. L’une veut enculer tous les héritages, l’autre lève des mains ensanglantées, une autre encore a très faim. Tout sonne actuel dans ces saillies politiques qui revendiquent pour les femmes un rôle plus puissant, tant au théâtre que dans la société… Elles affirment leur désir. Et quel plaisir de voir des corps mûrs dans toute leur puissance, une culotte rouge à dentelle entre les dents.

« MAMAE », Magma Performing Théâtre © Mélanie Broquet

Bilan de ces trois jours sans virgule, sans pause, débités à la mitraillette comme MAMAE ? Un attentat poétique autant qu’un baume. D’abord des propositions qui détonnent, des violences qu’on empoigne, des mots et des gestes qui piquent, qui peignent, qui refusent le silence. On sait la programmatrice friande de ces textes qu’on éructe, de ces corps qui s’exposent et explosent. Le Matrimoine militant, c’est son affaire depuis fort longtemps. Dans la même veine, la présence de Sofia Antoine, Femen de la première heure et comédienne engagée, a offert un exemple inspirant de luttes créatives tant sur le terrain (théâtre de rue, actions citoyennes), que sur les réseaux sociaux.

Si les propositions présentées ne semblaient pas toutes calibrées pour l’espace public, elles ont toutefois tilté entre elles dans un flipper sororal à balles réelles. Transfrontalières et transdisciplinaires. Alors tant pis pour les rageux qui s’inquiètent de cette programmation en non-mixité revendiquée. Car ce fut aussi une parenthèse enchantée pour se dorloter et se comprendre. Ils sont de plus en plus nombreux ces événements qui contrebalancent des siècles de mecs sur le devant de la scène, de méthodes et de comportements sexistes. Tels les projets des Incandescentes et des Volumineuses, deux jeunes associations artistiques présentes qui ont expliqué privilégier les artistes sexisées. Iels se servent les premières, balancent les bâillons, montent le volume et prennent de la place. Au féminin pluriel.

Cette parenthèse enchantée aura permis aux créatrices de se compter, de dire qu’elles comptent, de claironner : « Je ne fais pas dans la métaphore ; je suis une femme de terrain d’action concrète ». Oui ! Mille fois oui, revendiquons l’éclosion de nouveaux formats comme celui-ci pour les aider à se (re) connaître et muscler les initiatives.

Stéphanie Ruffier


Temps Très Fort #1 
Du 2 au 4 octobre 2025

Avec : Périne Faivre (Cie Les Arts Oseurs), Sarah Ulysse (Collectif Xanadou), Maïa Ricaud (Cie Les Chiennes Nationales), Élodie Meissonnier (Madam’Kanibal), Élise Chatelain, Séverine Fol et Lembe Lokk (Cie Le Plus Petit Espace Possible), Morgane Auouin (Cie Raoui), DJ Alé, Adriana Butoi, Émilie Saccoccio, Laure Tejeda, Catherine Froment, Marya Aneva (Cie Le Petit Théâtre de Pain)

Les Ateliers Frappaz CNAREP • 69266 Villeurbanne
Prix libres
Plus d’infos ici
Infos pratiques ici

La revue Les Cracheuses de Feu, publiée par Les Ateliers Frappaz consacre son 3e numéro aux créatrices de l’espace public. Elle est disponible en numérique ou par envoi postal en version papier

Les Performances de Rose, Princesses Peluche
Site de Caroline Amoros
Performeuse : Caroline Amoros
Durée : 45 min
Tout public

Ces Petits Riens, 2e groupe d’intervention
Site de la cie
En cours de création
Conception et mise en jeu : Ema Drouin
Durée : 30 min
Dès 10 ans

Le Vrai taboulé (vert), Cie Aram
Page FB de la cie
Mise en scène et jeu : Jessy Khalil
Costumes : Jocelyne Mallet
Durée : 1 heure
Tout public

Vivre, La Poésie de Sara, Cie Les Chiennes Nationales
Page FB de la cie
D’après Et ces êtres sans pénis ! de Chahdortt Djavann – extrait chapitre 4
En cours de création
Adaptation, mise en scène et jeu : Maïa Ricaud
Avec : Sylvie Astel
Dessin : Mathieu Fayette

La Madone des égouts, Cie Rouge-Esope
Page Instagram de la cie
Autrice et interprète : Laure Rossi
Durée : 50 min
Dès 10 ans

MAMAE, Magma Performing Théâtre
Site de la cie
Texte de Nadège Prugnard édité aux Presses du Réel
Avec : Véronika Faure, Marie-Do Fréval, Sophie Million, Lembe Lokk, Juliette Uebersfeld et Tessa Volkine
Durée : 1 heure

Dès 10 ans

Petite Poissone
Compte Insta de la plasticienne

À découvrir sur Les Trois Coups :
Reportage Les Invites à Villeurbanne, par Stéphanie Ruffier

Photo de une : « MAMAE », Magma Performing Theatre © Mélanie Broquet

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