À la rencontre des commencements
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
L’espace de trois représentations comme autant de moments de beauté, il a été offert aux spectateurs du Radiant de vivre une expérience unique, intelligente, sensible, philosophique, bouleversante et politique ! Grâce à un immense acteur, Simon McBurney, ainsi qu’au mariage le plus légitime et le plus doué de sens du théâtre et des nouvelles technologies qu’il m’ait jamais été donné de voir.
Quand il entre dans la salle, le spectateur est invité par une voix enregistrée à s’asseoir et à chausser les écouteurs posés sur son siège, à vérifier qu’ils fonctionnent bien, c’est‑à‑dire que la latéralité des sons qui lui parviennent est respectée. En face de lui, un plateau relativement nu, en tout cas sans décor pouvant évoquer cette Amazonie dont nous savons par le programme qu’il va être question. Une table encombrée à jardin, quelques bouteilles de plastique, au centre un micro à face humaine qui jouera les alter ego de Simon McBurney. En fond de scène, une sorte de mousse anthracite ornée de losanges en volume, trop sobre pour ne rien cacher : elle laissera Paul Anderson s’y livrer à un incroyable travail de lumières qui animeront ce mur de façon quasi abstraite et permettront au public d’y projeter ce qu’il imagine (mais aussi ce qu’il entend, la pluie par exemple, ou le feu).
C’est sur ce plateau que tout va se jouer, que nous verrons évoluer un grand comédien tandis que nos oreilles écouteront toute autre chose, une réalité complètement différente de ce que nos yeux appréhendent. Pendant que nous observerons un acteur en plein travail et donc du théâtre, nous entendrons des univers divers, celui des moustiques de la forêt, celui des transes des chamans, celui de la petite fille d’un Simon McBurney en train de concevoir le spectacle, venant l’interrompre comme tous les enfants du monde parce qu’elle n’a pas sommeil. Nous sommes ainsi plongés dans deux (voire davantage) espaces-temps, et cela est d’emblée extrêmement troublant.
Mais pertinent aussi, car l’histoire qui va nous être racontée, non seulement est située dans un autre lieu, il y a plusieurs décennies, mais elle nous propulse chez les Mayoruna. Cette tribu d’un âge ancien cherche le vrai sens de l’homme en détruisant par le feu tous les objets qui l’empêchent de s’élever à hauteur de lui-même et en parcourant des centaines de kilomètres à la recherche du commencement. Ces êtres « primitifs » posent des questions philosophiques, voire métaphysiques, en tout cas existentielles, s’inquiètent de la hiérarchie des valeurs et utilisent d’autres canaux que les nôtres pour y parvenir : sorcellerie, télépathie…
Kaléidoscope sensible et philosophique
Cet univers si radicalement étranger nous arrive par le truchement d’un photographe-explorateur parti à la demande du National Geographic à leur rencontre, Loren McIntyre, dont McBurney nous fait vivre sensiblement l’expérience. Son histoire a fait l’objet d’un récit du Roumain Petru Popescu, Amazon Beaming, avant d’être remixé par McBurney… Or cette histoire est un véritable thriller qui vous prend aux tripes. Car l’aventure de Loren fut d’abord celle d’une dépossession de tout ce qui lui appartenait, appareil photo et pellicules comprises, puis de tous ses repères et de ses efforts désespérés pour survivre dans un monde hostile, dangereux et hanté. Et cela nous est imposé à la fois par notre cerveau qui enregistre les bruits comme s’ils étaient le fruit de la réalité, nous poussant à sursauter ou à pivoter la tête du côté d’où nous imaginons venir le bruit, et par le canal de ce grand escogriffe de McBurney : il occupe l’espace de sa présence, tourne en rond à toute vitesse à la poursuite des Indiens sur une piste inhospitalière, se met dans une rage folle contre notre société du plastique, semble alors une bête sauvage, pris de transes ou proie des fièvres, se débat contre d’invisibles et féroces parasites, puis redevient subitement un père tendre pour la petite fille ou infiniment malicieux pour nous faire rire.
Au début du spectacle pourtant, quand Simon McBurney, casquette vissée sur la tête, débarque sur le plateau, on pouvait s’imaginer qu’il allait se livrer à un one‑man‑show. Il s’adresse en effet au public avec une grande familiarité, profitant par exemple de l’interdiction d’utilisation des téléphones portables pour faire un numéro hilarant, puis passe un long moment à démystifier le résultat de son travail et de celui de l’équipe de techniciens surdoués qui composent en direct cette mixture ultrasophistiquée (les bouteilles d’eau serviront à reproduire le bruit de la pluie), mais aussi à tempêter contre notre civilisation matérialiste. Chez McBurney, l’écologiste, le philosophe et le militant humaniste ne sont jamais à l’écart. De même que l’artiste qui respecte profondément les spectateurs dont il dessille les yeux après les avoir accompagnés aux confins de l’illusion. L’adresse au public, nous la retrouverons à la fin du spectacle, quand l’auteur se fera le porte-parole de cette tribu du bout du monde, de son droit à exister, loin de nous, surtout loin de nous.
Au final, un condensé d’intelligence et d’émotion, dont nous sortons riches de cette rencontre avec un artiste qui a partagé avec nous ses interrogations, ses découvertes, ses convictions, ses colères et, bien sûr, son art si complexe et si complet. ¶
Trina Mounier
Lire aussi « A Disappearing Number », du Théâtre de Complicité, Théâtre Nanterre‑Amandiers à Nanterre.
The Encounter (la Rencontre), de Simon McBurney
Un projet de et avec Simon McBurney
Coréalisaton : Kirsty Housley
Scénographie : Michael Levine
Son : Gareth Fry avec Pete Malkin
Lumière : Paul Anderson
Vidéo : Will Duke
Assistanat à la mise en scène : Jemina James
Photos : © Gianmarco Bresadola, Robbie Jack, Chloe Courtney
Production : Complicite (complicite.org)
Coproduction : Edinburgh International Festival ; The Barbican, Londres ; Théâtre Vidy‑Lausanne ; Onassis Cultural Center, Athènes ; Schaubühne, Berlin Warwick Arts Centre
Avec le soutien de Seinheider, The Wellcome Trust
En partenariat avec le Radiant‑Bellevue
Dans le cadre des Nuits de Fourvière
Radiant-Bellevue • 1, rue Jean‑Moulin • 69300 Caluire
04 72 10 22 10
Les 23 et 24 juin 2016 à 20 heures, le 25 juin à 15 heures
Durée : 2 heures
De 26 € à 35 €