Pour une société plus humaine et plus juste
Par Jean‑François Picaut
Les Trois Coups
Le Théâtre Backa a été créé en 1978 dans une banlieue déshéritée de Göteborg (Suède) qui lui a donné son nom. Ses fondateurs étaient des salariés du Stadtsteater de la ville, des militants qui voulaient un théâtre engagé, pour les jeunes et en partie fait par eux. Dans la même ligne, Mattias Andersson, directeur artistique du théâtre depuis 2006, propose aujourd’hui une pièce consacrée au déclassement, en Suède et en Europe.
Pour les plus âgés des spectateurs, The Misfits (les Désaxés) est un titre qui renvoie au magnifique film (1961) de John Huston, sur un scénario d’Arthur Miller. Les héros de Miller et Huston ne sont pas des déshérités, mais des gens qui s’étourdissent pour échapper à leur misère affective et sexuelle. L’angle retenu par Mattias Andersson est différent. Il ne maintient que des jeunes, et la misère, le déclassement plutôt, qu’il montre est essentiellement économique, social et civique. L’affectif paraît secondaire.
Le texte est un subtil montage de textes d’auteurs, d’entretiens avec des jeunes en Suède et en Europe pendant l’année 2015. La pièce est un assemblage de musique, chorégraphies, prises de parole dans le style d’une conférence et scènes jouées. L’énumération pourrait faire craindre le disparate, mais il n’en est rien. Cet objet complexe est bien de nature théâtrale, et l’œuvre procure un réel plaisir esthétique au spectateur.
Misfits, désaxés, déclassés, exclus, marginaux, rebelles, inadaptés, nerds…
Sur un plateau dénudé, où trône un grand écran, nous sommes d’abord conviés à une conférence sur l’histoire du Back Teater. C’est une des fondatrices (ils sont encore trois présents dans la troupe) qui fait la présentation. Elle évoque le lieu choisi, l’esthétique revendiquée, les motivations de chacun et l’évolution intervenue. Ainsi, en 1978, le racisme et l’immigration n’étaient pas des thèmes pertinents en Suède. C’est aussi l’occasion de préciser les sens de misfits : désaxés, déclassés, exclus, marginaux, rebelles, inadaptés, nerds…
Toute l’habileté de l’auteur et metteur en scène consiste à combiner de courtes présentations de personnages qui se sentent rejetés ou inadaptés et des scènes récurrentes qui nous font vivre des situations d’exclusion. Je pense surtout à cette famille dont les parents se séparent violemment, produisant un traumatisme différent chez le fils et la fille. Clin d’œil au vieux protestantisme suédois, la parabole du « Fils prodigue » montre cruellement l’inadaptation des réponses traditionnelles au choc subi par la fille.
Il faudrait citer aussi cette longue séquence sur un nerd qui finit par n’avoir plus d’autre centre d’intérêt que les axolotls. C’est l’occasion d’une scène onirique d’une grande beauté plastique où le jeune homme se voit cerné par des masques d’axolotls. Concluant à l’inutilité de ces êtres et donc de la sienne, il en arrive à la nécessité de se suicider, mais ne paraît pas y parvenir.
Tout n’est pas toujours aussi grave dans l’exclusion. Ainsi, un des fondateurs du Backa Teater semble se complaire à l’évocation de son succès pour l’une des créations phares de la troupe, le Cheval d’après une nouvelle de Tolstoï. Les membres plus jeunes lui font comprendre que c’est de l’histoire ancienne et qu’il les ennuie. C’est l’une des scènes de détente de la pièce. Une autre est interprétée par les deux musiciens qui sont encore membres du Backa Teater sur les six du début. Ils évoquent en musique, sous l’œil goguenard de quelques collègues, l’évolution de leurs compositions ou prestations musicales au gré des modes, des années 1970 à nos jours : hard rock, rock gothique, hip‑hop, techno, dance music, death metal, etc.
Peu à peu, le paysage des formes d’exclusion se dessine tandis que s’esquisse le couple infernal exclusion ou discrimination et victimisation. Il y a ceux qui se sentent déchirés de l’intérieur, leur moi profond est en total désaccord avec le moi social auquel ils se contraignent, comme c’est le cas de cette amoureuse de Jack Kerouac qui est seulement née trop tard. On voit apparaître les difficultés provenant de l’accumulation des diverses immigrations avec leurs histoires singulières. Et puis cet horrible engrenage diabolique qui fait qu’un jour vous commencez à regarder l’autre de façon différente… Une belle scène d’échange de tenues semble suggérer que chacun peut être exclu un jour.
Sur un thème délicat, Mattias Andersson et le Backa Teater ont su trouver l’équilibre subtil entre information, réflexion et spectacle. Loin de toute abstraction, à l’aide d’histoires individuelles concrètes, sans bavardage idéologique, The Misfits est un spectacle sensible, agréable à voir et à entendre, qui illustre bien la volonté d’un de ses créateurs : contribuer à l’avènement d’une société plus humaine et plus juste. ¶
Jean-François Picaut
The Misfits, de Mattias Andersson
Mise en scène : Mattias Andersson
Avec : Stefan Abelsson, Hannah Alem Davidson, Ulf Dohlsten, Ibrahim Faal, Ylva Gallon, Anna Harling, Maria Hedborg, Gunilla Johansson, Mats Nahlin, Josefin Nelden, Ramtin Parvaneh, Ulf Rönnerstrand, Nemanja Stojanovic, Emelie Stromberg, Ove Wolf
Dramaturgie : Stefan Åkesson
Lumière : Thomas Fredriksson
Son : Jonas Redig
Décor et costumes : Anna Heymowska
Chorégraphie : Tove Sahlin
Photographie : © Ola Kjelbye
Production : Backa Teater / Göteborgs Stadsteater (Suède)
Coproduction : Théâtre national de Bretagne (Rennes), Théâtre de Liège (Belgique), Emilia Romagna Teatro Fondazione (Modène, Italie), Schaubühne am Lehniner Platz (Berlin, Allemagne), Théâtre national de Croatie / World Theatre Festival (Zagreb, Croatie)
Théâtre national de Bretagne • salle Serreau • 1, rue Saint‑Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31
9 novembre 2016 à 20 heures, 10 novembre 2016 à 19 heures, 11 novembre 2016 à 15 heures, 12 novembre 2016 à 20 heures
Durée : 2 heures
20 € | 13 € | 11 €