Richard Bohringer : « l’hurlécrire »
Par Sheila Louinet
Les Trois Coups
Des mots à fleur de mots. Des mots qui s’entrechoquent et dansent au rythme de phrases saccadées et à la syntaxe désaxée. Le « Roi de la syncope » nous raconte une vie tout en… ellipses. Avec son dernier spectacle, « Traîne pas trop sous la pluie… », Richard Bohringer est tout à la fois conteur de sa vie et poète de son temps. C’était au Théâtre à Châtillon pour une soirée remplie d’émotion et de générosité…
Avec sa voix rauque et son air un peu bourru, le comédien retire « ses godasses », histoire de mieux prendre la température du public… Les rires fusent déjà, l’émotion est palpable, c’est l’artiste, le grand, dans toute son humilité qui se présente à nous. Entre anecdotes et lecture de quelques extraits de ses livres (essentiellement C’est beau une ville la nuit et Traîne pas trop sous la pluie), Richard Bohringer dit improviser son spectacle. Mais la vie qu’il a eue, elle, ne s’improvise pas, ni son talent d’ailleurs.
C’est d’abord avec du « hors-texte » qu’il plante le décor. Pas vraiment besoin de lumières ni de mise en scène particulière. Pourquoi faire, d’ailleurs ? Des souvenirs, il en a plein sa besace, et du vécu… Ma foi, on ne doute pas que cet écrivain, cet homme du théâtre, cet acteur, ce scénariste, ce poète, ce réalisateur (la liste est longue et le talent énorme) a de quoi raconter. À commencer par son ami et compagnon de route, Bernard Giraudeau. Celui avec qui il a vécu une de ses plus belles aventures : c’était lors du tournage des Caprices d’un fleuve au Sénégal. Bohringer lui rend hommage, nous en profitons aussi pour le saluer depuis son « aéronef ». Et puis, quand on a près de soixante‑dix ans, de Jean Carmé à Jacques Villeret, en passant par Roland Blanche, les tombes sont nombreuses. Mais comme il dit : « Moi, je suis encore en bas, à la guerre, sur la terre… ».
Ce bourlingueur qui a croisé le chemin de tellement d’âmes
Et la vie, il l’aime, c’est certain. Pour l’honorer un peu plus, il a quitté « le vin du solitaire » *, l’ivresse assassine, sa compagne de longue date. « Si à vingt ans on veut mourir, à presque soixante-dix on veut rester. » Et puis, témoignage d’amour, il veut que « ceux qui [l]’aiment cessent d’avoir du chagrin ». Quelques bribes de son passé fusent çà et là, reviennent à la mémoire de ce bourlingueur qui a croisé le chemin de tellement d’âmes. Connues ou pas, peu importe, elles restent dans sa mémoire de poète et d’humaniste. Elle est un long voyage, la vie, et parfois même un retour à l’essence… l’Afrique, sa terre d’accueil.
Derrière son pupitre, ce musicien des mots orchestre une symphonie de la vie. Sur un air très rimbaldien, ce marcheur infatigable égrène des rimes bariolées pour trouver sa propre langue. Les mots tonnent, ils hurlent à l’hurlécrire, « bateau phare » ou « bateau ivre », sa langue est celle d’un baroudeur. Elle est aussi celle d’un renifleur de mots aux phrases unijambistes qui s’empresse de « tout dire pour qu’il ne lui reste rien à écrire ». Ses fleurs sont parfois vénéneuses, ses souvenirs douloureux, mais dans sa mémoire d’homme très humain, l’artiste nous emmène avec lui, sur une route formidablement lumineuse.
Presque deux heures de spectacle, le délire poétique (pas si délirant !) d’un homme ivre, mais ivre de mots, pour un public enivré d’émotion. À toi le grand voyageur, à toi le Sénégalais. Continue à nous faire voguer, sur le navire de ta « belle négresse vers les plus beaux pays du monde ». Un grand merci. ¶
Sheila Louinet
* Titre donné à un poème des Fleurs du mal, dans la section « le Vin », de Charles Baudelaire.
Traîne pas trop sous la pluie…, de Richard Bohringer
Mise en scène : Richard Bohringer
Avec : Richard Bohringer
Diffusion : La Lune dans les pieds
Théâtre à Châtillon • 3, rue Sadi-Carnot • 92320 Châtillon
Réservations : 01 55 48 06 90
Le vendredi 22 octobre 2010 à 20 h 30
Durée : 1 h 45
22 € | 16 € | 12 € | 8 €