« Tristesse et joie dans la vie des girafes », Tiago Rodrigues, Thomas Quillardet, Théâtre du Rond-Point, Paris

Tristesse-et-joie-dans-la-vie-des-girafes ©Pierre-Grosbois

Quand rien ne va plus, faites votre jeu !

Par Laura Plas
Les Trois Coups

Conte pour temps de crise, « Tristesse et joie dans la vie des girafes » de Tiago Rodrigues déborde de tous les cadres : une gageure de mise en scène que relève Thomas Quillardet . Une trépidante aventure en territoire d’imagination… et de théâtre.

Échange saisi au sortir de la salle Tardieu : « T’as reconnu le style de Tiago Rodrigues ? ». « Peuh, j’sais pas. Dans les voilages de la scénographie ? ». Ne cherchez pas, chers amis spectateurs, la mise en scène est signée par Thomas Quillardet, traducteur français du directeur du festival d’Avignon. Et si sa longue conversation avec la langue de l’auteur le rend sensible aux trouvailles et frémissements (nombreux) de la pièce, elle n’interdit pas une signature propre. À juste distance, en définitive, entre servilité et trahison.

Dans la pièce, Girafe, jeune protagoniste de neuf ans, hérite de sa défunte mère une passion des mots piochés dans le dictionnaire. Du souci compulsif de définir, elle fait un barrage contre des choses aussi incompréhensibles que l’ordre du monde ou la mort d’une mère. Et « Pas de côté », « écart », seraient parmi les mots que l’on pourrait choisir à son tour pour évoquer la pièce et sa mise en scène.

La jungle dans ma rue

Dans la pièce d’abord, la réalité (mère morte, chômage, câble coupé) se décale en effet en quête de conte, elle-même mâtinée de documentaire animalier, d’exposé pour l’école ou de digressions un peu métalittéraires et franchement poétiques : un drôle de mélange entre Candide, le Magicien d’Oz et d’autres rêveries. Par ses glissements, les rues de Lisbonne, où vivent Girafe et son père, se transfigurent en jungle. Là, l’enfant croise une panthère aux abords d’un distributeur de billets, puis d’autres animaux dangereux qui peuplent banques et ministères.

Même si la pièce est présentée dans le cadre du beau « parcours enfance et jeunesse » proposé par le Théâtre de La Ville, il est en fait tout public, comme toutes les œuvres qui ne prennent pas l’enfance et la jeunesse pour territoire de niaiseries. Elle s’échappe du cadre, comme en témoigne la diversité des spectateurs présents et surtout la réception du public, le plus coriace qui soit : celui des adolescents et des jeunes adultes. Car le texte a mille moirures qui accrochent le rire et l’attention des uns ou des autres. Il est, de surcroît, une partition complexe mais stimulante de jeux.

La belle illusion comique

C’est ce que, fort de sa formation d’acteur, Thomas Quillardet semble avoir compris et exploité. Optant pour l’épure, pariant sur ce pouvoir qu’a le théâtre de titiller nos imaginations, il joue à plein de la convention. Il nous propose, par exemple, des bruitages à vue, exhibe toute la machinerie (un peu casse-gueule pour les comédiens avec ses guindes) du théâtre. Ainsi Titouan Lechevalier assure-t-il son rôle de régisseur plateau en se promenant sur le plateau comme un personnage de la fiction qui se déploie.

Surtout, Thomas Quillardet offre un terrain de jeux à ses comédiens : rôle de composition pour Christophe Garcia qui campe un ours (en peluche) mal léché entre un doudou et un « ça » déchaîné. Jeu sur les adresses de Maloue Fourdrinier qui parvient à donner vie au bien étrange personnage de Girafe sans singer l’enfance. Rôles multiples, comiques et touchants, qu’endosse Marc Berman dont l’arrivée sur le plateau amorce une montée en force de la proposition. Une sacrée partition.

La scénographie de Lise Navarro et les lumières de Sylvie Mélis renforcent ce jeu : voiles et d’ombres font songer aux grottes d’Alcandre, aux veillées de camping où les mots comme des papillons de nuit ont toute la place pour s’épanouir. Là, le faux n’est pas mensonge, là les mots ne truquent pas comme le font les publicités des banques, les discours de ministres. En fait, ces douces ombres de la fiction sont à l’opposé de la rhétorique des puissants.  Et comme elles aident Girafes à grandir, elles nous font du bien.

Girafe grandit donc, « fait son deuil ». Comme le Wilfrid de Littoral. D’accord, c’est à ça que servent les histoires. Mais le spectateur, lui, sort empli de la joie du jeu, fort des pouvoirs de l’imaginaire. Au bout du « conte », Girafe, digne fille d’une autrice et d’un comédien, nous rend le bonheur des jeux de mots et du plateau. 🔴

Laura Plas


Tristesse et joie dans la vie des girafes, de Tiago Rodrigues

Le texte est édité chez Les Solitaires Intempestifs
Il est traduit par Thomas Quillardet
Mise en scène : Thomas Quillardet
Avec : Marc Berman, Maloue Fourdrinier, Christophe Garcia, Blaise Pettebone, Titouan Lechevalier
Assistante à la mise en scène : Claire Guièze
Scénographie lumineuse : Sylvie Mélis
Scénographie : Lisa Navarro
Durée : 1 h 20
Dès 9 ans

Théâtre du Rond-Point • Salle Jean Tardieu • 2 bis, av Franklin D. Roosevelt • 75008 Paris
Du 23 février au 3 mars 2024, du mardi au vendredi à 19 h 30, le samedi à 18 h 30, le dimanche 25 février à 16 heures et le dimanche 3 mars à 15 h 30 (relâche le lundi)
De 8 € à 31 €
Réservations : 01 44 95 98 21 ou en ligne

Tournée :
• Le 19 avril 2024, La Scala en Provence, à Avignon (84)

À découvrir sur Les Trois Coups :
Où les cœurs s’éprennent, de Thomas Quillardet, par Bénédicte Fantin
L’Éloge des araignées, de Mike Kenny, par Léna Martinelli

Photos © Pierre Grosbois

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