« Vernon Subutex 1 », Virginie Despentes, Théâtre de l’Odéon, Paris

« Vernon-Subutex » © Thomas Aurin

Disque rayé

Par Romain Labrousse
Les Trois Coups

Thomas Ostermeier, à la tête de la Schaubühne de Berlin depuis presque 23 ans, poursuit sa réflexion sur le transfert de classes à travers des écrivains français engagés. Après Didier Éribon, Édouard Louis et Yasmina Reza, il monte le premier tome de la trilogie romanesque de Virginie Despentes.

Vernon, ancien disquaire célèbre dans les 80 dorées, perd sa boutique (« Revolver ») à cause de l’avènement du numérique. Il perd ensuite le RSA et ses meilleurs amis sont fauchés par la maladie. Parmi eux, Alex Beach, star de la musique qui payait ses loyers, fait une overdose ; il lui a néanmoins laissé des cassettes sur lesquelles il s’était filmé ; elles possèdent une certaine valeur… Vernon est finalement viré sans ménagement de son appartement et cherche un abri auprès de ses relations passées. Ostermeier, qui s’intéresse à la peur du déclassement depuis ses débuts et ses travaux sur Ibsen (dès 2002), la met ici en scène : sa création montre certes la débâcle d’un rocker marginal, la « descente aux enfers » dépeinte par Virginie Despentes, mais plus largement, il donne à voir la perte du statut social dans nos sociétés actuelles (l’effondrement des classes, l’impossibilité d’une « contre-culture » sont des conséquences du capitalisme). Comme il le confie lui-même, son regard est « panoramique » et multiplie les points de vue – d’où une mise en scène kaléidoscopique.

« Thomas Ostermeier » © Brigitte Lacombe
© Brigitte Lacombe

C’est dans une scénographie binaire qu’Ostermeier choisit de placer son adaptation de Vernon Subutex 1, faite avec Florian Borchmeyer et Bettina Ehrlich. Face au public, en effet, un espace à priori hybride représente une salle de concert. Il est constitué d’une plate-forme métallique surmontée d’un écran et d’un plateau où des guitares électriques, des basses et une batterie attendent un groupe. À jardin, on devine aussi un bar et deux tabourets, le même bar noir que celui situé à l’opposé, dans la partie du décor dévolue aux personnages et aux scènes d’intérieur ; les musiciens rock ponctueront chaque scène d’un morceau. Une tournette sur laquelle est posée le décor fait que l’on passe constamment d’un côté à l’autre : de la scène à l’appartement (figurant le salon de chaque personnage évoqué), et vice-versa. Ce procédé dramaturgique finit par lasser. Heureusement, son systématisme laisse place à quelques rares moments de porosité en les deux espaces, surtout en deuxième partie.

À l’une des extrémités du plateau et en position latérale, une installation qui rappelle celles de l’artiste coréen Nam June Paik superpose les moniteurs de télévision. Si l’une des premières vidéos est une danse macabre cartoon, très vite ce sont les images d’un Paris laid qui défilent sans que l’on comprenne ce qu’elles apportent de plus qu’une illustration. La vidéo d’Alex Bleach, l’ami-mécène de Vernon dont on n’entendra jamais la voix, impose une présence spectrale. L’intrigue qui le concerne (la recherche des cassettes contenant l’enregistrement de ses dernières confessions) est vite délaissée. Alors qu’Ostermeier a toujours défendu la narration, ici, le seul véritable fil narratif suivi est celui de la déchéance de Vernon – passant d’un canapé squatté à l’autre et s’effondrant dans la mendicité.

« Vernon-Subutex » © Thomas Aurin
© Thomas Aurin

Inflation du passé

Si les nombreuses vidéos sont autant d’instantanés du Paris contemporain (supermarchés, manifestations de gilets jaunes), c’est bien le passé qui pèse sur le plateau. Au moment où débute l’intrigue, les petits hauts faits de Vernon sont hors-scène comme ils sont hors-roman (ils appartiennent à un temps achevé). Le néon en forme de revolver constamment braqué sur les spectateurs sonne comme un rappel ironique de cet âge d’or. De même, le corps de Joachim Meyerhoff qui incarne Vernon accompagne la réflexion insistante sur le corps masculin vieilli (ventre gonflé, cuisses maigres, longs cheveux filasses, caleçon et blouson de cuir usé, dos voûté).

Si les corps se croisent et se touchent, il n’y a quasiment pas de dialogue mais plutôt une succession de monologues. Comme si Vernon ressassait des souvenirs sans vraiment aller à la rencontre des autres. Ces monologues sont l’occasion d’une galerie de portraits de la France actuelle et des états « démocratiques » en général : uniformes, brutaux, ils ne font pas société, ne se hissent pas à la fresque sociale. « L’idéal européen des droits de l’Homme, l’idée sociale, c’est fini », déplore Ostermeier.

« Vernon-Subutex » © Thomas Aurin
© Thomas Aurin

Les quatre heures de spectacle font ainsi se succéder des monologues plutôt que des scènes à la forte intensité dramatique telles qu’Ostermeier excelle à les créer. Certes, on retient des réussites qui impliquent le public comme le one-woman-show de la sulfureuse Pamela Kant (Ruth Rosenfeld) qui ambitionne d’écrire un album pour enfants sur le porno. Ou la soirée chez le trader Kiko. Les morceaux de musique joués en live sont d’excellente facture. Pourtant, ils ne soulèvent pas complètement l’enthousiasme du public : comme s’il s’agissait d’un fantôme de concert, des réminiscences d’une contre-culture révolue, surtout lors des chansons crépusculaires de la deuxième partie, en écho peut-être à l’énumération des proches de Vernon décédés qui ouvre le roman.

Enfin, des moments de gêne subsistent, comme lorsque le trader et le scénariste violemment racistes (Holger Bülow) font rire alors qu’ils devraient horrifier. Les accès de vomissement antipauvres de Kiko (Bastian Reiber) sont surjoués alors qu’ils devraient répugner. Le dénouement n’évite pas le misérabilisme même si la scène est convaincante. Enfin, l’adaptation en langue allemande et sa traduction française en surtitres émoussent le soufre et les aspérités de la langue de Virginie Despentes… Demeure tout de même son humour cynique et désespéré.

Romain Labrousse


Vernon Subutex 1, d’après le roman de Virginie Despentes

Mise en scène : Thomas Ostermeier

Avec : Thomas Bading, Holger Bülow, Stephanie Eidt, Henri Maximilian Jakobs, Joachim Meyerhoff, Bastian Reiber, Ruth Rosenfeld, Julia Schubert, Hêvîn Tekin, Mano Thiravong, Axel Wandtke, Blade AliMBaye (en vidéo), et les musiciens Henri Maximilian Jakobs, Ruth Rosenfeld, Taylor Savvy, Thomas Witte

Adaptation : Florian Borchmeyer, Bettina Ehrlich, Thomas Ostermeier

Durée : 4h (entracte compris)

Bande-annonce du spectacle

Photo : © Thomas Aurin

Odéon-Théâtre de l’Europe • Place de l’Odéon • 75006 Paris

Du 18 au 26 juin 2022

De 6 € à 41 €

Réservations : 01 44 85 40 40


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