« Vox Populi », cie Abernuncio, Théâtre en mai, Théâtre Dijon Bourgogne

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L’oreille en goguette

Et si on partait en vadrouille dans les expressions françaises ? L’entre-sort de la compagnie Abernuncio nous plonge dans un bain de langues et de personnalités où pétille l’intime. Cet original et captivant « phonomaton » tend un joli miroir à l’art de l’interprétation.

Sur la pelouse, la caravane est judicieusement posée au pied de la bibliothèque de l’université de Lettres de Dijon. Nous sommes invités à un exquis petit voyage dans le langage populaire. Avant de pénétrer dans l’insolite chambre d’écoute, les spectateurs se posent dans une salle d’embarquement non moins déconcertante : un salon de coiffure champêtre, en plein air. Préliminaire délicieux. Dépaysement sonore immédiat. Alanguis dans des transats colorés et surmontés de casques de séchage à l’esthétique vintage, nous vivons une première micro-excursion dans les expressions françaises, à travers des témoignages d’anonymes qui auscultent les cocasseries et les mystères de notre langue. Mais aussi les échos qu’elle vient soulever en eux.

Le subtil montage sonore signé Mathieu Mutin nous plonge dans un tuilage de voix enthousiastes, rêveuses ou dubitatives, qui réagissent à « vieux comme Mathusalem », « avoir le trouillomètre à zéro », « être vent debout », « à fleur de peau » et autres formules imagées. Nous entendons rires, hésitations, quêtes étymologiques : « C’est le contraire, non ? », « Je ne sais pas trop ce que ça veut dire ».

Le mystère d’une expression rejoint celle du désir, de la poésie, des zones d’ombre de l’existence. Loin des banalités et des badineries du « small talk » qui émaillent nos sociabilités quotidiennes, on navigue ici dans une spontanéité et une sincérité aussi rafraîchissantes que profondes. Dans les casques, ça parle vrai, dans le cœur battant de la parole. « Être chamboulé », « déclarer sa flamme » ? L’intime se fraie son chemin : « J’étais amoureux, j’aurais aimé lui dire, mais c’est trop tard. »

Un face à face troublant

Nous voilà à présent en petit comité, dans la caravane. Ici, on mise sur la proximité : on se serre comme dans les illustres cabines de photomaton, pour saisir des instantanés de vie autour d’une seule expression. Désormais, une comédienne nous fait face et, par un délicat jeu d’appropriation, se glisse dans la peau sonore des interviewés. Les personnalités s’incarnent. Une galerie de portraits anime son corps, en plan poitrine. Il semble à la fois irréel, à distance, et pourtant un double familier.

© JC Boucher

Si l’extérieur du dispositif fait plutôt songer aux codes de l’entre-sort forain, l’intérieur de la caravane penche plutôt du côté du théâtre contemporain. Il questionne la présence, la séparation scène / salle, le vrai et le faux. L’espace et la lumière, entre proximité et séparation, sont particulièrement saisissants. Ils résonnent habilement avec des propos sur la vieillesse, la séduction, la mort et d’autres thèmes qui questionnent la distance et le temps.

Colères et coups de cœur en cabine

On salue l’intuition de Sophie Dufouleur, conceptrice et metteuse en scène de ces instantanés de vie en « phonomaton » : soulever l’épiderme d’une expression, c’est entrer dans la confidence. En cueillant un large panel de réactions, d’anecdotes et d’expériences de vie, elle a récolté une matière documentaire absolument singulière et universelle sur le pouvoir évocateur des mots. Au gré d’associations d’idées de type psychanalytique, de touchants tâtonnements linguistiques et d’échos poétiques, surgissent des pépites sur les grandes étapes de la vie humaine : (re)naissances, amours, sentiment d’abandon, joie des retrouvailles, quête de soi, relation au corps et aux autres… En passant, on y entend aussi les enjeux de notre temps : écologie (Soulèvements de la Terre !), migrations, manifestations, sexualité queer…

© JC Boucher

Délicieuse mise en abyme du métier d’interprète, cette proposition vaut aussi pour la qualité exceptionnelle du jeu des comédiennes. Elles se glissent avec gourmandise et fantaisie dans des postures, des parlures, des accents, comme dans un fourreau. Sourire au coin des lèvres. Regard complice. En alternance, elles sont trois à porter ces voix, à passer de la simple reprise à leur interprétation personnelle de la partition sonore.

On boit du petit lait, on s’émerveille, on fond. On sort ravis par cette promenade express dans une forêt de sensibilités. Capsule fugace. Trop fugace. Si le théâtre est une partance, on visiterait volontiers ce pays-là « jusqu’à plus soif » (c’est la traduction, en patois bourguignon, du nom de la compagnie, Abernuncio, récemment installée près de Dijon). On voudrait tant découvrir toutes les destinations proposées, si proches et si lointaines : les humains. 🔴

Stéphanie Ruffier


Vox Populi, Instantanés de vie en Photomaton, de la cie Abernuncio

Site de la compagnie
Conception et écriture d’après témoignages : Sophie Dufouleur
Mise en scène, interprétation, chorégraphie : Carmela Acuyo
Interprétation : Carmela Acuyo, Sophie Dufouleur, Shanee Krön (en alternance avec Anouk Vadot)
Création sonore : Mathieu Mutin
Construction de la structure : Nicolas Bridier
Scénographie : Émeline Thierion et Sophie Dufouleur
Tout public
Durée : 30 minutes
Teaser

TDB CDN de Dijon Bourgogne • Parvis Saint-Jean rue Danton • 21029 Dijon
Tel. : 03 80 68 47 47
Dans le cadre de Théâtre en Mai, du 20 au 28 mai 2023

Tournée :
• Le 24 juin, La Grande fête du Projet D , à Mesnay (39)
• Le 1er juillet, La Guinguette en Scène asso Mammouth, St Fargeau (89)
• Du 7 au 28 juillet, entrée toutes les 15 minutes de 10 heures à 11 h 30 et de 17 heures à 18 h 30, Présence Pasteur (sauf les 19), réservations au 04 32 74 18 54 ou 07 89 21 79 44, Festival Off Avignon (84)

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