Coup d’éclat
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Avec « Ça ira (1) Fin de Louis », fresque entre passé et présent, Joël Pommerat prouve qu’il est aussi à l’aise dans les épopées historiques que les récits intimes. Magistral et salutaire !
Dans un monde bouleversé par les printemps révolutionnaires, Joël Pommerat a choisi, pour sa nouvelle création, de s’interroger sur 1789. Poursuivant sa réflexion sur le pouvoir, il montre l’enthousiasme des révolutionnaires français, leur courage et aussi leurs impasses. Comment se sont effectués le difficile abandon des privilèges et l’apprentissage de la démocratie ? Car avoir et exercer le pouvoir ne relève pas vraiment de la même démarche ! Comment construire une société plus juste ? Bref, bien plus qu’un spectacle sur la Révolution française, Ça ira (1) Fin de Louis traite de la représentation en politique, de la légitimité du pouvoir et du « vivre-ensemble ».
L’écriture de plateau, documentée par des archives, des discours et des improvisations, restitue formidablement ce travail de la pensée, l’effervescence, mais aussi la peur, l’épuisement, autant de moments forts en émotions. Entre histoire et fiction, cette dramaturgie nous situe au cœur de cette matière historique bouillonnante, ce coup d’État qui marque la fin d’une ère. C’est éminemment politique et philosophique. Passionnant !
Tragi-comédie en trois actes
Nous voilà donc d’abord à Versailles, là où se tiennent les États généraux, puis en pleine Assemblée nationale. Dans la salle, parmi nous, les députés commentent, applaudissent, participent aux débats, tandis que les menaces grondent à l’extérieur. Huées, invectives, calomnies, les séances ne sont pas de tout repos. Sans cesse interrompus par des tergiversations, des doutes, puis des dépêches d’actualité de plus en plus alarmantes, les députés prennent la parole, au sens littéral du terme, avec parfois de belles empoignades. Balbutiements de l’histoire. Sursauts et accélérations jusqu’à la fameuse Déclaration des droits de l’homme. Mais à qui se fier quand les tensions exacerbent les extrémismes ?
Puis, du chaos à la Terreur, nous comprenons mieux comment les manœuvres de la noblesse ou de l’Église déchues ont pu aboutir à de tels retournements de l’histoire. L’assemblée ne se transforme-t-elle effectivement pas en tribunal ? On se désespère aussi de voir les hommes politiques représentant le tiers état si déconnectés de la réalité.
Enfin, nous quittons le huis clos versaillais pour nous rapprocher de Paris, ses districts, le Louvre où Louis XVI est contraint d’aller pour tendre vers la « vraie vie ». Entre savoureuses rencontres avec le peuple et ambiance apocalyptique, c’est malgré tout une réjouissante fin de règne qui nous est dépeinte. D’abord, la société française tout entière est incarnée sous nos yeux. Ensuite, plutôt que la guillotine, la pièce finit sur une pirouette. L’humour quoi qu’il arrive. N’empêche ! Si les citoyens ont réussi à gagner du terrain – souveraineté populaire oblige – jusqu’à bien occuper la vaste scène de Nanterre, ce dénouement nous épargne le sang, mais pas l’angoisse des lendemains qui chantent.
Une archéologie de l’imaginaire politique bien vivante
En nous montrant ainsi les transformations de la société à l’œuvre, Joël Pommerat s’intéresse au processus révolutionnaire plutôt qu’aux héros. En effet, les protagonistes demeurent tous anonymes. Ici, Robespierre s’appelle Monsieur Dupont. Si l’auteur observe les mécanismes qui régissent les faits et gestes des individus, le metteur en scène insiste sur la dimension collective de l’action politique, avec ces chœurs qui enflent, nourris par le souffle démocratique. Joël Pommerat restitue également la parole trop longtemps confisquée aux femmes. Cependant, tout porte à croire que la révolution reste à faire, surtout que les personnages, en costumes d’aujourd’hui, nous ramènent à notre époque.
Même sans fin tragique ni destins héroïques, on imaginerait parfaitement ce spectacle dans un théâtre antique. Pourtant, ici, Joël Pommerat opère une rupture esthétique, abandonnant les dispositifs qu’il avait explorés précédemment pour revenir à la frontalité. Au centre, la parole de l’acteur se confronte à une large assemblée de spectateurs, rejouant ainsi dans les corps l’invention du contrat social, faisant de chacun de nous des témoins privilégiés de ces moments incroyables. Si l’on peut d’abord être amusé de ces procédés, voire agacé de la cacophonie (aggravée par les micros), on se laisse finalement gagner par la fièvre ambiante. Des morceaux de bravoure rhétorique aux mouvements de foule, en passant par les déplacements millimétrés de la famille royale, les idées de mise en scène sont, comme toujours, inventives. Et la conflictualité, moteur de l’intrigue, est parfaitement rendue, que ce soit entre les différents groupes ou au sein de chaque individu. Les trente comédiens, justes et engagés, incarnent tous plusieurs personnages, changent de camp avec eux, expérimentant ainsi la complexité des enjeux.
Élevée au rang de mythe, la Révolution française qui nous est ici donnée à voir – et à vivre – éclaire formidablement notre présent. En nous rappelant les fondements de nos sociétés modernes, la base des idées et valeurs qui les constituent, Joël Pommerat et sa troupe mettent habilement en abyme la crise démocratique qui sévit aujourd’hui. Sans aucun didactisme. Un spectacle d’utilité publique. Un vrai coup d’éclat. ¶
Léna Martinelli
Ça ira (1) Fin de Louis, de Joël Pommerat
Cie Louis-Brouillard • 37 bis, boulevard de la Chapelle • 75010 Paris
Tél. 01 44 65 72 90
Courriel : secretariat@louis-brouillard.fr
Avec : Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Éric Feldman, Philippe Fréon, Yvain Juillard, Anthony Moreau, Ruth Olaizola, Gérard Potier, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu, Simon Verjans, Bogdan Zamfir
Scénographie et lumière : Éric Soyer
Costume et recherches visuelles : Isabelle Delfin
Son : François Leymarie
Dramaturgie : Marion Boudier
Assistant à la mise en scène : Lucia Trotta
Conseiller historique : Guillaume Mazeau
Photo : © Élisabeth Carecchio
Théâtre Nanterre-Amandiers • 7, avenue Pablo-Picasso • 92000 Nanterre
Réservations : 01 46 14 70 00
Site du théâtre : www.nanterre-amandiers.com
Navettes gratuites à disposition après le spectacle jusqu’au R.E.R. Nanterre-Préfecture. La dernière navette (0 h 35) ramène les spectateurs jusqu’à la station Charles-de-Gaulle – Étoile, puis jusqu’à la place du Châtelet
Du 4 au 29 novembre 2015
Tous les jours à 19 h 30, dimanche à 15 h 30, relâche le lundi
Durée : 4 h 20 avec pauses comprises (2 entractes de 10 minutes)
De 10 € à 30 €
Tournée :
- Les 3 et 4 décembre 2015, à L’Apostrophe, Cergy-Pontoise, tél. 01 34 20 14 14
- Les 10 et 11 décembre 2015 au Volcan, Le Havre, tél. 02 35 19 10 10
- Du 8 au 28 janvier 2016, Villeurbanne, au T.N.P. avec Les Célestins, Lyon, tél. 04 78 03 30 30
- Les 3 et 4 février 2016, à l’espace Malraux, scène nationale de Chambéry, tél. 04 79 85 55 43
- Du 9 au 11 février 2016, à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, tél. 04 50 33 44 11
- Les 18 et 19 février 2016, à La Ferme du buisson, scène nationale de Marne-la-Vallée, tél. 01 64 62 77 77
- Du 3 au 6 mars 2016, à la Mostra internacional de teatro, São Paulo (Brésil)
- Du 16 au 19 mars 2016, Centre national des arts, Ottawa (Canada), tél. +1 613 947 7000
- Les 22 et 23 avril 2016, Les Théâtres de la ville, Grand Théâtre du Luxembourg, tél. + 352 47 08 951
- Du 28 au 30 avril 2016, La Filature, scène nationale de Mulhouse, tél. 03 89 36 28 28
- Du 10 au 14 mai 2016, Théâtre du Nord, C.D.N. de Lille, tél. 03 20 14 24 24
- Du 18 au 27 mai 2016, M.C.2 de Grenoble, tél. 04 76 00 79 00