« Children of Nowhere [Ghost Road 2] », de Fabrice Murgia et Dominique Pauwels, Théâtre Jean‑Vilar à Vitry‑sur‑Seine

Children of Nowhere (Ghost Road 2) © Élisabeth Worinoff

La poésie pour panser les plaies du peuple chilien

Par Léna Martinelli
Les Trois Coups

Avec les « Children of Nowhere », Fabrice Murgia raconte les années de dictature au Chili, entre théâtre, musique, vidéo et carnet de voyage. Un spectacle débordant d’humanité qui fait œuvre de mémoire.

Chacabuco, désert d’Atacama. Sur cette terre aride, les fantômes rôdent. Pour son dernier spectacle, c’est à cette ex-cité minière transformée en camp de concentration sous le régime de Pinochet que s’est intéressé Fabrice Murgia, dont la quête du silence le mène aux confins du monde. Après avoir erré aux États-Unis dans les villes fantômes traversées par la mythique Route 66, il s’est en effet arrêté dans l’un de ces endroits désertés d’humanité qui le captivent tant. Dans ce second épisode de Ghost Road, il se penche sur le sort de prisonniers politiques, dont certains y ont gâché vingt ans de leur existence, quand ils n’y ont pas perdu la vie.

Caméra au poing, l’auteur-metteur en scène poursuit sa démarche documentaire autour des lieux chargés d’histoire et abandonnés par l’homme pour nous confronter à leur passé. Nourri d’images filmées lors de son voyage et d’entretiens, son spectacle oscille entre la réalité et la fiction. Derrière l’écran, et sous forme d’ombres chinoises, un quatuor de violoncelles accompagne tantôt la vidéo, tantôt les interprètes : Viviane De Muynck, qui trône en majesté sur scène, et la soprano Lore Binon qui évolue tel un spectre.

Portée par le souffle de la comédienne, cette œuvre évoque l’exil de milliers de Chiliens, les blessures cachées d’un peuple divisé et ravagé par l’ultralibéralisme. Leurs plaies restent d’autant plus béantes que la justice n’est toujours pas rendue. Tout comme la parole et les images, la composition de Dominique Pauwels déchire enfin le silence. À partir de quelques arias de l’opéra classique, il a travaillé sur l’effacement de la mémoire et la dépossession de soi. Mais c’est le pouvoir de la poésie qui a le dernier mot. Pas la violence ! Car ces rescapés ont été sauvés par la force de l’imaginaire, déclamant des vers, se racontant des histoires pour survivre, réinventant le cinéma et le théâtre avec trois fois rien.

Un spectacle polyphonique

Le metteur en scène trentenaire Fabrice Murgia, décidément d’une exceptionnelle maturité, tricote habilement ces récits pudiques mais poignants avec les magnifiques poèmes de Pablo Neruda, les efficaces coups d’archets du quatuor Aton’ & Armide Collective et la fabuleuse voix lyrique. Dans de subtils jeux de transparence, Children of Nowhere lève le voile sur cette histoire étouffée, entre projections d’images sur le rideau de tulle, sombres réminiscences et flash-back. Le temps s’écoule, de façon immuable. Le sable, qui recouvre le plateau, assure non seulement la continuité matérielle, mais encore il détermine le rythme. Souffrir procure une épaisseur à l’éternité, même si, là, chaque grain est une larme sèche. Les visages, en gros plan, crèvent l’écran. Quelle dignité !

Les sublimes éclairages enveloppent les interprètes sur scène et donnent, à l’ensemble, un contrepoint onirique intéressant. Une fois de plus, il s’agit ici de fuir, grâce au pouvoir des rêves, plutôt que s’appesantir sur la douleur, concrète. Pourtant, pas de dimension fantastique ni mystique. L’humain prime les fantômes. Ne parle-t-on pas de résilience ?

Avec cette interrogation débordante d’humanité sur le souvenir et les non-dits, les idéaux enfouis et la force du désespoir, Fabrice Murgia fait œuvre de mémoire, et ces témoignages libèrent, aussi, les générations futures, en plein questionnement sur le plan économique et identitaire. Enfin, si l’auteur en découd avec l’histoire, c’est pour donner à ce dramatique épisode une portée universelle. Les résonnances avec notre actualité sont en effet criantes. Une des victimes exilées le rappelle : sans l’accueil de la France, elle n’aurait pu se reconstruire. Notre pays, précieuse terre d’asile… C’était avant. 

Léna Martinelli

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Lire Entretien avec Fabrice Murgia, auteur et metteur en scène

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Lire le Chagrin des ogres, de Fabrice Murgia.


Children of Nowhere [Ghost Road 2], de Fabrice Murgia et Dominique Pauwels

Cie Artara & LOD Muziektheater • avenue Louise 379 • boîte 21 • 1050 Bruxelles (Belgique)

Tél. +32 02 649 09 69

Courriel : v.demilier@artara.be

Site : http://artara.be

Avec : Viviane De Muynck

Composition musicale et installation sonore : Dominique Pauwels

Chanteuse : Lore Binon

Quatuor de violoncelles : Aton’ & Armide Collective

Assistanat à la mise en scène et traduction : Rocio Troc

Réalisation des images : Jean‑François Ravagnan

Création vidéo : Giacinto Caponio et Jean‑François Ravagnan

Création lumière : Enrico Bagnoli

Création costumes : Marie‑Hélène Balau

Arrangements musique électronique : Maarten Craeynest

Recherches : Vincent Hennebicq et Virginie Demilier

Avec la complicité de : Daniel Cordova

Régie générale et plateau : Matthieu Kaempfer

Régie son : Marc Combas

Régie vidéo : Dimitri Petrovic

Régie lumière : Kurt Bethuyne

Réalisation costumes : atelier de costumes du Théâtre National-Bruxelles

Photo : © Élisabeth Worinoff

Théâtre Jean-Vilar • 1, place Jean-Vilar • 94400 Vitry‑sur‑Seine

Réservations : 01 55 53 10 60

Site du théâtre : www.theatrejeanvilar.com

Du 12 au 14 février 2016, le 12 à 20 heures, le 13 à 19 heures

Durée : 1 h 20

13 € | 8 €

Tournée :

  • Le 16 février 2016, Cultuurcentrum Brugge, à Bruges (Belgique)
  • Les 23 et 24 février 2016, le Théâtre de Namur, à Namur (Belgique)
  • Du 2 au 4 mars 2016, le Maillon, à Strasbourg
  • Les 8 et 9 mars 2016, NTGent, à Gand (Belgique)
  • Les 22 et 23 mars 2016, Théâtre universitaire de Nantes
  • Le 25 mars 2016, Scène nationale de Saint-Nazaire
  • Le 6 avril 2016, Rotterdamse Schouwburg, Rotterdam (Pays‑Bas)

https://www.youtube.com/watch?v=9AXJbPhq9kQ

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