L’ennemi intérieur
Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups
Laurent Vacher et la Compagnie du Bredin s’emparent avec justesse et lucidité d’une œuvre de Koltès publiée en 1979, toujours aussi percutante.
Dans la moiteur bruissante d’une nuit africaine, deux hommes blancs, imbibés d’alcool et addicts au jeu, s’affrontent pour maquiller en accident du travail le meurtre d’un ouvrier noir que l’un d’eux a abattu. Le plus vieux, Horn, dirige son dernier chantier. Le plus jeune, Cal, est l’assassin. Trompant la vigilance des gardiens, surgit Alboury, le « Nègre », qui vient récupérer le corps de son « frère ». Le temps se fige subitement, puis s’étire dans le bruit et la fureur, jusqu’à ce qu’éclate enfin la vérité. Plus que les balles qui ont tiré ou tireront, ce sont les mots qui jaillissent en rafales. Avec l’arrivée de Léone, la femme blanche à qui Horn a promis le mariage, la tension ne fera que s’accroître.
Bernard-Marie Koltès aimait la nuit, son intensité et ses mystères. Elle est souvent l’occasion de paroles chaotiques, contradictoires et obstinées. Ici, il s’agit, au sens propre comme au figuré, de faire la peau aux mensonges. Pas seulement les mensonges du racisme et du colonialisme, mais, plus profondément, ceux qui sont ancrés en chacun des personnages comme des ennemis intérieurs. Et ce qui advient sur le plateau conduit sans pudeur, sans retenue, au dévoilement pathétique de ce qui rend tout individu universel. À l’évidence, par ses choix dramaturgiques, Laurent Vacher, le metteur en scène, l’a parfaitement compris.
Le travail du son confié à Michael Schaller, assisté de Théau Voisin, installe dès le début et tout au long du spectacle une atmosphère faite de tension violente et de poésie ténébreuse. Les lumières de Victor Egea accompagnent efficacement la dureté de l’architecture d’un chantier inachevé et les ondulations secrètes de la forêt profonde. Quant à la scénographie de Jean-Baptiste Bellon, elle marie subtilement les exigences contraires d’un lieu d’enfermement et d’un monde naturel sans limites. Les murs des baraques du chantier aux couleurs de latérite et leurs transparences en sont une forte illustration.
Quatuor en Koltès majeur
La réussite de ce spectacle ne se limite pas à la pertinence des options concernant la scénographie, le son et la lumière. Laurent Vacher a su rassembler une distribution particulièrement convaincante. Comme Koltès, en son temps, il a beaucoup voyagé, en particulier en Afrique, et le mélange des cultures est pour lui une évidence. Ainsi, Dorcy Rugamba (le « Nègre ») fascine par la maîtrise d’une interprétation nuancée. Impressionnant de présence dans ses silences, sage ou révolté quand il s’exprime en français ou en ouolof, il reste une énigme.
Côté « chiens », Quention Baillot (Cal) et Daniel Delabesse (Horn), oscillent en permanence entre l’amour et la haine. Ils exécutent magistralement une partition complexe qui prend au piège de leurs contradictions chaque spectateur. Ivres ou à jeun, apaisés ou agressifs, haïssables ou excusables, ils sont troublants de justesse et de lucidité. Enfin, Stéphanie Schwartzbrod (Léone), personnage incroyablement triste, bouleverse par sa naïveté, sa frustration amoureuse et son désir d’échapper à sa condition de femme-objet.
Bravo à cette équipe qui a su si bien servir la parole puissante de Bernard-Marie Koltès. ¶
Michel Dieuaide
Combat de nègre et de chiens, de Bernard-Marie Koltès
Texte publié aux Éditions de Minuit
Mise en scène : Laurent Vacher
Collaboration à la mise en scène : Adèle Chaniolleau
Scénographie : Jean-Baptiste Bellon
Son : Michael Schaller, assisté de Théau Voisin
Lumières : Victor Egea
Costumes : Marie Odin
Avec : Quentin Baillot, Daniel Delabesse, Dorcy Rugamba, Stéphanie Schwartzbrod
Production : Compagnie du Bredin
Coproduction : Théâtre Ici&là-Mancieulles, Château Rouge-Annemasse
Avec le soutien de l’A.D.A.M.I.
Théâtre de La Renaissance • 7, rue Orsel • 69600 Oullins
Réservations : 04 72 39 74 91
Représentations : les 29 et 30 novembre, le 1er décembre 2017 à 20 heures
Durée : 2 h 15
Tarifs : de 5 € à 24 €
☛ Bernard‑Marie Koltès, de Brigitte Salino (éditions Stock)