« Des idiots et des fous », d’après Cervantès, Dostoïevski, Nietzsche, John Kennedy Toole, Érasme, Lucrèce, Théâtre du Voyageur à Asnières‑sur‑Seine

« Des idiots et des fous » © Bernard Quérard

L’asile d’Asnières

Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups

Le Théâtre du Voyageur évite les sentiers balisés, c’est sa méthode de traverse. Chantal Melior, son capitaine, monte aujourd’hui un audacieux spectacle composite, puisé chez Dostoïevski, Érasme, Nietzsche, orchestré par une troupe à l’unisson. Là où quiconque se serait perdu, elle, grande juchée sur les épaules des géants, garde le cap.

Folie incarnée (alias Sandrine Baumajs), avec son chapeau tourbillonnant rehaussé d’un grain, ouvre le bal sur son escabeau. Proprement perchée, au milieu des spectateurs benoîtement attroupés à son pied, la voilà qui nous embarque dans sa nef des fous, galère joyeuse pour escadron de choc. Qui choque ? Quichotte aussi. Car l’ami frondeur des moulins et son Sancho d’acolyte sont de la partie.

Partie folle et fine. Folle : le thème du spectacle, en forme de variations avec collaboration des plus grands, à la recherche du paradis perdu, celui des gens heureux. Folle aussi parce qu’il faut un peu d’inconscience, de l’audace et de la déraison en suffisantes proportions pour s’attaquer à Nietzsche, Dosto, Toole et consorts, tout à la fois. Mais Chantal Melior en sportive pratique le petit vélo, le grand saut, gravit les montagnes, plonge en profondeur. Bref, elle arpente les textes à vive allure, et sort rarement de piste. C’est la partie fine du travail : ciselés, choisis, agencés, liés, les fragments courent au coude à coude, à la corde. Sortie d’un virage avec la Conjuration des imbéciles, entrée en trombe dans une ligne droite d’Érasme (l’Éloge de la folie) à Nietzsche.

Le théâtre, dernier asile

Accoster aux rivages du continent Folie, ce n’est pas l’Amérique, certes. Il en est même pour en avoir fait l’histoire (Foucault) montrant que le fou, qui eut longtemps un rôle et une place dans la société, s’est vu mis au ban, relégué, caché avec l’invention de la normalité… Heureusement, il y a encore le théâtre, dernier asile, où les marginaux, ces êtres qui possèdent « le privilège de la folie de ne point pouvoir s’adapter », ont encore leur place. Tiens, serait‑ce l’idée ? Passons.

Revenons à nos drôles d’oiseaux. Hardis gaillards, remarquables fêlés ayant pris dans la folie leur pied : « Tous ces hardis oiseaux qui prennent leur essor vers le lointain, le plus extrême lointain – certes, un moment viendra où ils ne pourront aller plus loin et se percheront sur un mât ou sur un misérable récif –, encore reconnaissants d’avoir ce pitoyable refuge ! Mais qui aurait droit d’en conclure que ne s’ouvre plus devant eux une immense voie libre et qu’ils ont volé aussi loin que l’on peut voler ! ». Ainsi va l’Aurore de Nietzsche (« Réflexions sur les préjugés moraux »), assumée par la meilleure des Melior et son équipe de gais déments, qui font de la citation un exergue au spectacle.

« Un extraordinaire cochon, un Olivier Hardy délirant, un Don Quichotte adipeux, un saint Thomas d’Aquin pervers »

En première ligne : l’excellent François Louis. Lui qui jouait le fameux gentil Jacques dans Comme il vous plaira l’an passé endosse avec brio l’empâtement gourd et l’inertie méprisante d’Ignatius Reilly, incompris de la Conjuration des imbéciles (roman écrit au début des années soixante, « version contemporaine et endommagée de Falstaff » pour la shakespearienne metteuse en scène, dont les extraits composent la trame du spectacle). Odieux, égocentré, Ignatius est « un extraordinaire cochon, un Olivier Hardy délirant, un Don Quichotte adipeux, un saint Thomas d’Aquin pervers ». Sa mère ? Une alcoolique arthritique et étouffante, interprétée par la très épatante Véronique Blasek, à l’aise dans la démesure. Le Quichotte (Tom Sandrin, parfaitement assuré et juste dans ce rôle) passe majestueusement dans sa fière quichotterie, spectre blafard hissant haut sa lance et son bouclier-écuelle, glissant à pas feutrés, tandis qu’on entonne une chanson dans son dos, Carole Lipkind au piano. Bref, chacun des membres de la troupe a pris ses marques dans la folie, ce qui n’est pas peu.

Le décor de Tom Sandrin et Nina‑Paloma Polly, comme souvent limité à l’essentiel – ici, seuls servent les murs de ce lieu étonnant qu’est la gare d’Asnières, peints dans des tons verdâtres, et parfaitement éclairés –, les quelques accessoires, dont un lit-chariot hérité de la S.N.C.F. en guise de couche pour Ignatius, font la part belle au texte. Quant à l’usage de la perspective offerte par cette scène en triangle, il favorise les jeux d’optique et d’étonnants effets de zoom.

Le spectacle était à ses débuts encore un peu long et sa construction perfectible ? Gageons que l’ordonnatrice des fous, créatrice de gens heureux, aura, pour la reprise du spectacle en janvier 2011, coupé, réagencé, condensé ce concentré d’idiotie distillé chez les grands. Ce canevas délirant pourrait bien devenir un numéro de bravoure, totalement dément. 

Cédric Enjalbert


Des idiots et des fous, d’après Cervantès, Dostoïevski, Nietzsche, John Kennedy Toole, Érasme, Lucrèce

Texte et mise en scène : Chantal Melior

Avec : Joanne Allan, Sandrine Baumajs, Véronique Blasek, Ariane Lacquement, Carol Lipkind, François Louis, Mathieu Mottet, Siva Nagapattinam Kasi, Nina‑Paloma Polly, Tom Sandrin

Direction musicale et piano : Carol Lipkind

Chorégraphie : Ariane Lacquement

Lumières : Michel Chauvot

Décors : Tom Sandrin et Nina‑Paloma Polly

Costumes : Sandrine Baumajs et Françoise Quérard

Assistante : Isabelle Mante

Photos : © Bernard Quérard

Théâtre du Voyageur • gare d’Asnières, quai B • 92000 Asnières‑sur‑Seine

Réservations : 01 45 35 78 37

http://www.theatre-du-voyageur.com

À partir du 26 novembre 2010, du mercredi au samedi à 20 h 30, le dimanche à 17 heures

Reprise du 12 au 30 janvier 2011

Durée : 2 heures

22 € | 20 € | 14 € | 8 €

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