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« le Funambule », de Jean Genet, Théâtre des Abbesses à Paris

« le Funambule » © Jean-Claude Carbonne

La métamorphose de la poussière en or

Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups

Angelin Preljocaj donne chair au poème de Jean Genet, « le Funambule », dans un solo magistral et risqué. Un (auto)portrait de l’artiste en saltimbanque inédit, à découvrir au Théâtre des Abbesses, jusqu’au 15 septembre 2009.

Il y a plus de vingt-cinq ans, le chorégraphe découvre avec fascination le fulgurant texte de Genet. Ce poème, écrit en 1955 « à propos de l’art du cirque », est destiné à « enflammer » (dixit l’auteur) l’amant acrobate de l’écrivain, Abdallah Bentaga. Jean Genet vit à l’époque son histoire d’amour la plus bouleversante, écrit des pièces de théâtre et des essais sur la création artistique.

Ce qui passionne Preljocaj et nous passionne dans le Funambule, c’est le dialogue entre deux figures, deux âges, deux énergies : un narrateur mûr et un jeune danseur de fil. Désireux de trouver un mode d’incarnation à ce chant d’amour qui se révèle surtout un art poétique, il laisse s’accumuler les années et les expériences avant d’oser danser et proférer ce poème. Aujourd’hui, il en dévide le fil sur scène, avec un courage rare.

Preljocaj n’est pas comédien. Il arrive que sa voix porte mal ou semble monocorde. Il porte néanmoins les mots de Genet d’un bout à l’autre du spectacle avec une étrange justesse. L’homme aux 42 chorégraphies n’est plus danseur. Ses mouvements – très maîtrisés – manquent parfois d’énergie, révèlent des failles. Mais il lui reste des « élans », des « fulgurances résiduelles », comme il se plaît lui-même à le rappeler.

Le chorégraphe s’aventure ainsi dans un espace interstitiel imparfait entre théâtre, danse et littérature. Un lieu d’invention illimité qui lui permet d’approcher la vérité du texte et la sienne propre. Il construit sur scène l’image d’un danseur de corde fantomatique, vieillissant, solitaire, au bord du vertige. L’artiste est une projection de Genet – poète de la souillure –, de son amant équilibriste Abdallah, suicidé à 28 ans, mais aussi de Preljocaj (il y a vingt-cinq ans et aujourd’hui).

Ce « funambule » s’inscrit dans la lignée des représentations que les artistes ont aimé donner d’eux-mêmes et de l’art, du Pendu de Villon au « Pitre châtié » de Mallarmé, en passant par le Pierrot de Laforgue et le « vieux saltimbanque » de Baudelaire (cf. Portrait de l’artiste en saltimbanque de Jean Starobinski).

Le danseur de corde que brosse Genet est un artiste blessé dès l’origine. Absent au monde, obsédé par un idéal de soi inatteignable qui implique une fascination amoureuse pour sa propre image, il demeure équivoque, voire monstrueux. Il s’arrache au mal (aux gestes quotidiens, à l’attrait de l’argent) en flirtant, le soir, avec un fil de fer. Bien sûr, son image ne cesse de se dérober, mais ce face-à-face avec la mort lui permet d’appeler le dieu de l’art et de fasciner le public.

Le spectacle de Preljocaj parvient à donner chair à cette figure de l’artiste, à incarner cette dramaturgie du cirque, du théâtre et de la danse que porte le texte. Le chorégraphe dialogue avec le poème de Genet comme le funambule avec son fil. Il en épouse le déroulement, le rythme, les thèmes (l’amour, le miroir, la mort, le profane et le sacré). Certaines séquences sont accompagnées de musique, d’autres font entendre l’exténuation du souffle de l’interprète qui saute, tourne, bondit, joue et spatialise les mots.

La subtile scénographie de Constance Guisset éclaire également, au sens littéral, des « objets » du texte. Les paillettes dorées sont notamment une métonymie de l’univers du cirque, mais aussi de l’argent que doit gagner le funambule, et métaphorisent la métamorphose de la poussière en or qu’accomplit l’artiste. Les grands rouleaux de papier posés sur des câbles figurent le fil de fer, le fil de la pensée, la page blanche du créateur, ou encore les parts d’ombre et de lumière de l’inconscient. L’éclairage, enfin, souligne la pâleur mortelle de l’ange artiste ou le duel sanglant du torero-funambule avec son fil ou avec le public.

Le décor stylisé, les gestes purs du chorégraphe et son jeu d’une extrême humilité semblent ainsi aboutir à « l’exactitude du langage articulé » que Genet appelait de ses vœux. Le fil de la poésie se déroule alors, bien au-delà des mots. Un fil qui permet peut-être à Preljocaj, l’ange Angelin, de sortir du labyrinthe, de sublimer la mort. Le temps d’une représentation, il étincelle sur la piste telle une constellation. Et le public s’enflamme. 

Lorène de Bonnay


le Funambule, de Jean Genet

Ballet Preljocaj • Pavillon noir, centre chorégraphique national

530, avenue Mozart • C.S. 30824 • 13627 Aix-en-Provence cedex 1

04 42 93 48 00 | télécopie : 04 42 93 48 01

accueil@preljocaj.org

www.preljocaj.org

Chorégraphie et interprétation : Angelin Preljocaj

Assistant, adjoint à la direction artistique : Youri Van den Bosh

Choréologue : Dany Lévêque

Création sonore : 79 D

Musique additionnelle : Elliot Godenthal, Piotr llitch Tchaïkovski, musique folklorique des Balkans

Lumières : Cécile Giovansili

Costumes : Angelin Preljocaj

Construction décors : Atelier du Petit-Chantier

Réalisation costumes : Claudine Duranti

Photo : © Jean-Claude Carbonne

Coproduction Festival Montpellier danse 2009, Théâtre de la Ville (Paris)

Théâtre des Abbesses • 31, rue des Abbesses • 75018 Paris

Réservations : 01 42 74 22 77

Du 3 au 15 septembre 2009 à 20 h 30

Durée : 1 h 15

26 € | 18 € | 14 € « jeune »

Tournée 2009 :

  • 23-27 novembre 2009, Pavillon noir, Aix-en-Provence
  • 8-12 décembre 2009, Maison des arts, Créteil

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