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« Legacy », de Nadia Beugré, festival Latitudes contemporaines à Lille

« Legacy » © Dylan Piaser

« Il n’est plus temps de marcher, il est temps de courir »

Par Sarah Elghazi
Les Trois Coups

En accueillant « Legacy », création féministe participative de la chorégraphe franco-ivoirienne Nadia Beugré, les Latitudes contemporaines ne pouvaient pas rêver plus belle conclusion. À la fois revendicatif et poétique, théorique et puissamment incarné, « Legacy » exprime toute la modernité d’un art aussi maîtrisé qu’engagé.

Legacy est né d’une absence, criante et silencieuse, celle des femmes africaines dans l’Histoire. À partir de ce constat, et face au déni collectif imposé par le colonialisme et le patriarcat, le pari de Legacy est de transcender sans violence la colère, la honte et l’oubli en un message à partager à hauteur de voix et d’oreille, un héritage réinvesti à partir de ce qu’on ne nous a jamais légué.

À travers un mode participatif constant, une soif portée aux moindres échanges – de regard, de récit, de boisson, de coup de main –, Nadia Beugré, artiste militante, crée plus qu’elle n’illustre, en actes et sous nos yeux, la notion de transmission. Au cœur d’un dispositif quadrifrontal, la vigueur de chaque instant scénique nous prend à la gorge, impose l’attention et l’analyse.

Tout commence par un ballet intense mais immobile, course d’une quinzaine de femmes jetées à corps perdu dans l’effort physique, mais comme engluées au sol, ne pouvant que tourner lentement sur elles-mêmes. Ce mouvement collectif exprime d’abord l’empêchement, mais le stigmate, doucement, se retourne : le tonus monte, les bruits de pas et de respiration s’accélèrent, les muscles se tendent et les corps se dépouillent petit à petit de ce qui les encombre pour apparaître seins nus, nouvelles Amazones qui laissent enfin échapper gestes de révolte et cris libérateurs. Boules d’énergie et de rage qui apportent sueur, larmes et spontanéité brute au spectacle, quatorze participantes bénévoles ont été mêlées pendant deux jours au travail de la compagnie et se sont impliquées de toute leur chair dans ce processus de (re)création in situ.

Ballet bouleversant

Le chœur endurant laisse place au ballet bouleversant de Nadia Beugré et Hannah Hedman, auquel le blues ironique de la musicienne Manou Gallo apporte un contrepoint percutant. À la fois drôle et poignant, le duo des danseuses recrée, déforme, image et outre jusqu’au grotesque différentes postures de soumission, un tour de piste après l’autre : ce que l’homme impose à la femme, ce que le colon impose au colonisé, ce que le Blanc impose au Noir. Des fragments d’histoire se lisent dans la torsion des corps.

Tandis que se déploie comme un tapis multicolore un drap fait de centaines de soutiens-gorge cousus entre eux, en écho à tous ceux qui sont tombés au début du spectacle, commencent à gronder des phrases de révolte et, parmi le public, à circuler quelques bouteilles d’un très, très bon rhum… Ce drap, dais, traîne et masque tout à la fois, élément de décor ou de costume majestueux et dérisoire, constituant de scénographie, cette ambiance frondeuse et festive reflète bien la teneur de Legacy.

L’aboutissement de toutes ces formes, de toutes ces transformations, sera le retour, apaisé et lumineux, à l’agora des origines. La configuration quadrifrontale se dissout en une multiplicité d’îlots parmi lesquels le public circule librement, et où chacune des interprètes ramène à la vie l’une des voix que l’on a étouffées. La longue marche des femmes de Bassam, en Côte d’Ivoire, pour leur libération contre le pouvoir colonial en 1949… la lutte menée par la reine Pokou pour rester à la tête du Ghana, au xviiie siècle… L’histoire de Solitude qui combattit l’esclavage en Guadeloupe, au péril de sa vie… Harriet Tubman, abolitionniste afro-américaine qui a libéré plus de 700 esclaves lors de la guerre de Sécession et qui est ensuite devenue suffragette… Tout cela nous est raconté et laissé en partage, richesse gratuite et inestimable d’un spectacle sans fin, sans applaudissements, sans tomber de rideau, mais d’une force, d’une générosité et d’une émotion inouïes. 

Sarah Elghazi


Legacy, de Nadia Beugré

Chorégraphie : Nadia Beugré

Interprètes : Hanna Hedman et Nadia Beugré

Avec : Aurore Floreancig, Marie Pons, Sophie Delaporte, Thélonia Maufroy, Camille Gil, Julia Gil, Al Bonifay, Françoise Verheyde, Coralie Hublier, Ornella Di Giacomo, Lucie Leborgne, Marie‑Gaëtane Brochot, Christina Santucci, Lucia Da Rocha Pacheco

Conception musicale et jeu live : Manou Gallo

Dramaturgie et coaching des participantes : Boris Hennion

Conception lumière et scénographie : Érik Houllier

Régisseur général et assistant création lumière : Anthony Merlaud

Production déléguée : Latitudes Prod. à Lille

Coproduction : Centre chorégraphique national de Roubaix, Centre chorégraphique national de Montpellier, Fused, Festival d’automne à Paris, La Bâtie-Festival de Genève, Théâtre Garonne, B.I.T. Teatergarasjen (Bergen), Festival d’Avignon-Sujets à vif / S.A.C.D., Théâtre de Nîmes, Fabrik Postdam, le Parvis scène nationale Tarbes-Pyrénées, Pôle sud

Photo : © Dylan Piaser

Spectacle présenté dans le cadre du festival Latitudes contemporaines, festival international de la scène contemporaine, du 1er au 17 juin 2016 dans différentes salles de Lille Métropole et à Courtrai en Belgique

Le Grand Sud • 50, rue de l’Europe • 59000 Lille

Réservations : 03 20 55 18 62

et sur www.latitudescontemporaines.com

Le vendredi 17 juin 2016 à 20 h 30

Durée : 1 heure environ

13 € | 7 € | 5 €

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