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« Richard III », d’après Shakespeare, Théâtre de Belleville à Paris

« Richard III » © Jelena Dana

Ma nuit avec Richard

Par Sylvie Beurtheret
Les Trois Coups

On peut tout se permettre avec Shakespeare ! Avec l’insolence de ses 28 ans, Margaux Eskenazi s’est attaquée au dantesque « Richard III », accouchant d’une loufoquerie tragique et esthétique qui décoiffe. On adore ou on déteste. Mais on ne sort pas indemne de ce feu d’artifice d’intelligence.

J’avoue : je dois à Margaux Eskenazi l’une de mes plus belles insomnies. Toute la nuit, je me suis débattue dans les bras de son Richard III, dont l’uppercut puissant et précis m’a laissée sonnée, la respiration coupée, des flashs plein les rétines !

« Folie, folie, folie ! » : encore une fois, c’est devenu sa signature, l’intrépide a eu l’énergie et l’audace de s’emparer de l’œuvre de jeunesse d’un monument de la littérature. Histoire de nous faire entendre le souffle du théâtre, de nous en faire sentir sa nécessité vitale. Et force est de constater qu’elle a su extraire toute la substantifique moelle de ce magma shakespearien, complexe, sauvage et intemporel. Saluons pour cela un travail de réécriture convaincant où brillent quelques idées lumineuses. Telle cette Pythie reptilienne, sensuelle et exotique, personnage tout exprès inventé pour nous guider dans les dédales obscurs du monstrueux imbroglio. Certes, sa voix d’outre-tombe ne suffit pas, loin de là, à éclairer toute la foisonnante histoire qui souvent nous échappe. Qu’importe ! Comme disait Louis Jouvet, et c’est la devise des Trois Coups : « Au théâtre, il n’y a rien à comprendre, mais tout à sentir ». Ce spectacle-ovni en est l’éclatante démonstration !

Des gerbes d’images

Il n’était que d’entendre les réflexions hallucinées de mes lycéens de voisins-spectateurs : « C’est quoi ce truc ? On n’y comprend rien, mais on kiffe grave ! ». Pour sûr, on en prend plein les tripes et les mirettes, cloués à notre fauteuil par des gerbes d’images choc qui, sur un rythme stroboscopique, vomissent l’essentiel : le grotesque, la bestialité, la monstruosité, la cruauté, l’absurdité, l’outrance, la démence, l’urgence, la trahison, le meurtre, le désir, la jouissance. La poésie aussi. Tout ça dans un grinçant éclat de rire. Aaaah…, qu’à Belleville transpire bien l’âme du grand Shakespeare !

Les costumes sont psychédéliques. Et le décor habile. Là, tout près, dans l’intimité de ce petit théâtre, crisse à nos oreilles le gravier noir d’un plateau-arène, lieu de toutes les orgies meurtrières et clowneries grotesques. Tandis qu’en arrière-plan transparaît un rideau de lumière tamisée, inquiétant couloir de la mort. Nul besoin de réviser son histoire d’Angleterre des xive et xve siècles (à la page des luttes fratricides de la guerre des Deux-Roses entre les Lancastre et les York) pour comprendre que se joue là, à travers l’itinéraire d’un monstre sanguinaire usurpant le trône, l’universelle question de la perversion du pouvoir et de la fascination du mal.

Lâchez vos chevaux !

Voyez ! Ça transpire sous les peaux de bête, ça éructe, renifle, bave, piaffe, crache, grimace, ça fait le pitre, ça scande et se métamorphose… ! C’est que vous les avez rêvés protéiformes vos comédiens, Margaux ! Comme les « animaux fantastiques » du poème d’Henry Michaux ? (que, soit dit en passant, vous nous donnez à entendre un peu trop longuement). Toujours est-il que vous avez conçu cette pièce comme un matériau, un discours sur le théâtre, une métaphore de l’acteur. Tout l’enjeu, c’est le jeu ! Et la boule lumineuse à multiples facettes tournoyant au-dessus des têtes semble là pour le rappeler. Bref ! La pression est grande pour les six interprètes, qui relèvent le gant très honorablement : les corps parlent, les mots mordent. Jean Pavageau est incroyable en spectrale Margaret, étique et pathétique, corsetée dans sa démence. Laurent Deve est délicieusement fourbe, angélique et rock en duc de Buckingham : le serpent Kaa et David Bowie réunis ! Et ces deux comédiens font la paire quand ils jouent les burlesques trublions. Quant aux filles, sensuelles et drôles, elles soufflent un petit air de grâce bienvenue.

Mais quid du rôle graal auquel les plus grands se sont frottés ? Certes, Idir Chender, tout en justesse et en finesse, enfile tous les masques de la nature humaine : tour à tour froid, calculateur, énigmatique, séducteur, grossier, hypocrite, menteur, bonimenteur, cruel, enjôleur, héroïque, amoureux, bouffon, repentant, machiavélique…, il nous montre, bravo, bien moins ses difformités physiques que celles de son âme kaléidoscopique. Mais que tout cela reste étriqué, quotidien, nous laissant parfois frustrés, au bord du chemin. Richard, c’est un géant fascinant et violent qui, abandonné par son cheval dans la bataille finale (« Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! »), continuera de combattre à pied. Jusqu’au bout. Alors, osez, n’ayez pas peur, Idir Chender : lâchez vos chevaux ! Et ce Richard III-là, spectacle exigeant, déjanté, animal et cérébral, trouvera son public. Il le mérite.

Quant à moi, épuisée par cette nuit agitée, je retourne me coucher. Il faut que tout ça décante ! 

Sylvie Beurtheret


Richard III, d’après William Shakespeare

Mise en scène : Margaux Eskenazi

Avec : Idir Chender, Laurent Deve, Nelson-Rafaell Madel, Jean Pavageau, Alice Pehlivanyan, Eva Rami

Adaptation : Margaux Eskenazi et Agathe Le Taillandier

Traduction : Yohann Domenech, Margaux Eskenazi et Agathe Le Taillandier

Dramaturgie : Agathe Le Taillandier

Création des costumes : Sarah Lazzaro, assistée d’Armelle Marbet et de Philippine Marret

Scénographie : Chloé Dumas

Lumières : Mariam Rency

Son : Antoine Prost

Construction décor : lycée Claude-Nicolas-Ledoux

Photo : © Jelena Dana

Production : Clément Probst

Production déléguée : La Compagnie Nova

Théâtre de Belleville • 94, rue du Faubourg-du-Temple • 75011 Paris

Réservations : 01 48 06 72 34

www.theatredebelleville.com

Du 21 janvier au 8 mars 2015, du mercredi au samedi à 21 h 15, dimanche à 17 heures, relâche les 6 et 18 février, 4 et 6 mars

Durée : 1 h 45

25 € | 15 € | 10 €

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