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« Roméo et Juliette », opéra de chambre de Boris Blacher, Théâtre de la Croix‐Rousse à Lyon

« Romeo et Juliette » © Stofleth

Amours rêvées

Par Michel Dieuaide
Les Trois Coups

Philippe Forget, chef d’orchestre, rêvait de le diriger. Il présente au Théâtre de la Croix-Rousse l’opéra de chambre composé par Boris Blacher sur des fragments de « Roméo et Juliette ». Jamais donnée en France, cette œuvre est une production de l’Opéra de Lyon mise en scène par Jean Lacornerie.

Bien qu’expurgée des scènes qui ne concernent pas l’intimité des deux amants de Vérone, la pièce de Shakespeare reste parfaitement reconnaissable. Sa réduction s’accorde à celle de la partition musicale et autorise tout un chacun à suivre l’histoire. Même si l’absence du personnage de Mercutio, fidèle ami de Roméo, est un peu difficile à accepter. En résumé, livret et écriture musicale sont à l’unisson pour permettre à un large public d’accéder aisément à un opéra du xxe siècle, expérience que certains spectateurs frileux pourraient redouter. Indiquons enfin que la tragique destinée de Roméo et Juliette nous est racontée sous forme d’un rêve, comme si le compositeur qui l’a inventée sous les bombes réduisant Berlin en 1943-44 à un amas de ruines n’avait eu d’autre issue que d’écrire une fantasmagorie pour survivre. Sept chanteurs, deux danseurs, un chef d’orchestre et neuf musiciens composent le plateau de ce Roméo et Juliette. A priori, tout paraît donc réuni pour provoquer intérêt et plaisir. Et pourtant, quelques interrogations les fragilisent.

La première concerne les choix décoratifs de Lisa Navarro. Si l’image scénique initiale semble juste (lune d’apocalypse, murs blessés de graffitis, atmosphère lugubre de cave), celles qui suivent laissent perplexe. Très vite, le décor se déchire pour révéler un grand œil noir obstruant la scène et dont la pupille mobile est manipulée pour permettre les entrées et sorties des chanteurs. Si c’est un trait d’humour consistant à disposer sur scène le fameux « œil du prince », cette place privilégiée située au septième rang de la salle qui constitue une vision optimale du spectacle, voilà qui est un peu court. Si c’est une métaphore quelque peu encombrante de l’œil du prince de Vérone, arbitre des querelles entre les Montaigu et les Capulet, voilà qui est un peu lourd. Si c’est l’œil du fatum dont le regard implacable ne cille jamais devant le tragique destin de Juliette et Roméo, voilà qui manque aussi de légèreté. À décharge, notons toutefois une seconde déchirure du décor créant l’image d’une lune plus clémente, escortée de nuages blancs et servant également de balcon accueillant les amours rêvées des deux amants. Dans cette « lucarne »-là, poésie et humour sont au rendez-vous, et la lourdeur abstruse de la scénographie se trouve indéniablement atténuée.

La deuxième interrogation naît du choix du positionnement de l’ensemble orchestral dans l’espace. Bien qu’intégré à l’aire de jeu, il est placé au lointain à cour, et ainsi en position de faiblesse pour mettre en valeur une musique étique, tout en angles et en bizarreries. La partition, concise et économe en moyens de Boris Blacher, a bien du mérite à réussir à s’imposer pour rendre compte des passions, des violences qu’elle décrit. Philippe Forget et ses musiciens accomplissent, il faut le dire, un véritable tour de force pour que la musique ne se fasse pas oublier malgré sa relégation spatiale.

La troisième interrogation résulte des choix dramaturgiques de la mise en scène. Une grande partie des options de Jean Lacornerie semble être celle d’un chanteur qui ne s’exprimerait que mezza voce. Certes, il s’agit ici d’un opéra de chambre, musicalement proche de l’Histoire du soldat de Stravinsky, mais pourquoi avoir atténué dans le traitement scénique ce qui relève chez Boris Blacher des émotions d’un homme extérieurement et intérieurement en guerre ? Il faut attendre longtemps avant que ne surgisse dans le spectacle la projection de la célèbre photo de la statue de la Bonté restée miraculeusement indemne sur le toit de la tour de l’hôtel de ville de Dresde transformée en champ de ruines. Pourquoi avoir traité l’histoire de la reine Mab, « fée accoucheuse de nos songes », comme un hystérique moment de foire ? Pourquoi, bien loin des images du peintre Ensor, avoir travesti le chœur préparant le somnifère destiné à faire croire à la mort de Juliette en piètres carabins, édulcorant ainsi l’issue tragique de sa destinée ? Pourquoi l’onirisme de certaines scènes entre Roméo et Juliette gomme-t-il tout érotisme dans leurs rapports ? Jean Lacornerie revendique de « faire s’accomplir dans nos rêves nos désirs enfouis » et de « mettre en valeur l’aspect pulsionnel de la pièce » en écho avec les intentions du compositeur. Notre sentiment est qu’il reste à mi-chemin d’une osmose possible entre approche poétique et théâtralité héritée de l’expressionnisme allemand.

De cette production retenons cependant l’intérêt d’avoir découvert un opéra inédit musicalement passionnant, l’émotion suscitée par la prestation remarquable de Laure Barras en Juliette fragile et possessive, l’interprétation solide et puissante de Thibault de Damas dans les rôles de Capulet et Benvolio, l’énergie collective du chœur sur le plan gestuel et vocal et la subtilité d’expression de Philippe Forget et de son ensemble instrumental. 

Michel Dieuaide


Roméo et Juliette, opéra de chambre en trois parties, composition de Boris Blacher (1943), livret du compositeur d’après Shakespeare

Opéra de Lyon • place de la Comédie • 69001 Lyon

04 69 85 54 54

Site : www.opera-lyon.com

Courriel : contact@opera-lyon

Direction musicale : Philippe Forget

Mise en scène : Jean Lacornerie

Avec les chanteurs du Studio de l’Opéra de Lyon : direction artistique Jean‑Paul Fouchécourt

Avec : Tyler Clarke (Roméo), Laure Barras (Juliette), Alix Le Saux (Lady Capulet), Robert Mac Farlane (Tybalt), Thibault de Damas (Capulet et Benvolio), Sophie‑Nouchka Wemel (soliste), April Hailer (la Diseuse, la Nurse, Peter)

Danseurs : Alexandre Hernandez, Nicolas Diguet

Avec les musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Lyon : Catherine Puertolas (flûte), Nicolas Cardoze (basson), Philippe Desors (trompette), Sylvaine Carlier (piano), Kazimierz Olechowski (violon 1), Frédéric Bardon (violon 2), Natalia Tolstaia (alto), Valériane Dubois (violoncelle), Jorgen Skadhauge (contrebasse)

Décors : Lisa Navarro

Costumes : Robin Chemin

Lumières : David Debrinay

Chorégraphie : Raphaël Cottin

Direction technique : Gilles Vernay

Régie de scène : Georges Keraghel

Régie lumières : Christophe Braconnier, Sandrine Chevallier, Joachim Richard

Régie son : Bertrand Maia

Régie plateau : Guy Catoire, Mathieu Hubert

Habilleuses : Valérie Spery, Anne Théodore

Maquillages et coiffures : Sylvie Barrault, Emma Fernandez, Christelle Desmaris, Jessie‑Eve Furcy

Régie technique de production : Jean‑Christophe Scottis

Décors et costumes réalisés par les ateliers de l’Opéra de Lyon

Photos : © Stofleth

Photo fond de scène : S.L.U.B. Dresden/Deutsche Fotothek/Peter Richard

Production : Opéra de Lyon

Coproduction : Théâtre de la Croix-Rousse

Remerciements à : Théâtre de la Renaissance et Théâtre national populaire

Théâtre de la Croix-Rousse • place Joannès-Ambre • 69004 Lyon

Réservations : 04 72 07 49 49

Site du théâtre : www.croix-rousse.com

Courriel de réservation : infos@croix-rousse.com

Du 23 février au 4 mars 2015 : mardi, mercredi, jeudi à 20 heures, samedi à 19 h 30, dimanche à 15 heures

Durée : 1 h 15

Tarifs : de 26 € à 5 €

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