Ubu est mort ? Vive Ubu !
Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups
Jérémie Le Louët monte avec la compagnie des Dramaticules un « Ubu roi » saignant, sans trop de souci d’unité. Il en retrouve la pitrerie et la brutalité, la verdeur et l’audace.
« Une sorte d’enculage ou, ce qui revient au même, d’immaculée conception » disait en substance Gilles Deleuze de sa conception de l’histoire de la philosophie. « Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur et lui faire un enfant qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux. » Jérémie Le Louët fait pareil sort à l’histoire du théâtre, qu’il prend à revers, dépoussiérant Ubu, qu’il monte dans le dos de l’auteur.
Tiens, qui est-il l’auteur ? Le metteur en scène malicieux se plaît à rappeler que le jeune Alfred Jarry n’y est en réalité pas pour grand-chose. Et d’ailleurs, pour presque rien : il n’aurait pas écrit une ligne des Polonais – titre initial de la pièce. S’il est bien l’instigateur de la farce représentée au Théâtre de l’Œuvre en 1896, les auteurs de ce morceau de bravoure burlesque sont Charles et Henri Morin, des amis du jeune lycéen. On imagine aisément les étudiants potaches croquer leurs professeurs chenus, mués en doctes boursouflures, composant une sanglante partition à sauts et à gambades, piquant ici du latin de cuisine appris la veille et là un fragment d’histoire mal ingurgité. C’est un prof de physique, M. Herbert, qui donne la forme au Père Ubu, devenu l’andouille métaphysique en chef pour la postérité.
Là où l’ensemble de ses compères ont cherché l’unité d’une pièce qui a abdiqué toute ambition de dramaturgie réglée, Jérémie Le Louët renoue lui avec l’explosion initiale d’une comédie vengeresse de jeunots facétieux. Son parti est pris : l’esprit de préférence à la lettre – c’est-à-dire aussi dans le ciel des lettres, Ubu ne brille pas par son grand style, disons plutôt une comète littéraire dont la tête est dada et la queue surréaliste.
Ce brasier d’humour et de violence
Pour tout dire, il fallait du courage et de la conviction pour entreprendre de monter Ubu après le coup d’éclat de Declan Donnellan (qui mieux qu’un fin shakespearien pour remettre sur le métier cette parodie de Macbeth ?). Avec Ubu roi tout feu tout flamme, créé en 2013, le metteur en scène anglais adoptait d’emblée le point de vue de l’enfant comme clé de compréhension de ce brasier d’humour et de violence, qui met les hiérarchies cul par-dessus-tête et passe l’autorité à la Moulinette. L’ami Le Louët prend un parti franc, moins chantourné : il rend grâce à la verdeur d’Ubu, quitte à rendre l’ensemble très disparate, voire décomposé.
Par où commencer ? Un prof minable, membre de l’Association des amis de Jarry tente une explication préliminaire, dans sa veste en velours poussiéreuse, replaçant Jarry dans l’histoire du théâtre mondial et français, en cherchant l’unité et la folie protocolaire… Les étudiants dans la salle se bidonnent. Suit un pétard mouillé expressionniste où le « merdrrrre » emphatique traîne en longueur, avec pose et effets de manche. Mais les palotins de service n’ont pas même le temps d’assommer leur auditoire (moi, en l’occurrence) qu’ils sont sortis sans trop de ménagement, par Jérémie Le Louët qui déboule de la salle sur le plateau.
Et ainsi la pièce débute, vraiment cette fois. Il tabasse l’Ubu de pacotille, prend sa place et lui vole sa gidouille – grande idée – qu’il jette au loin. Foin d’artifices et de préciosité, on dégrossit le mammouth théâtral, pas de respect pour Ubu ; il mérite mieux ! La compagnie des Dramaticules s’attelle à le dérider avec obstination. Pas de coulisses ni de décors massifs : tout est à vue, sans tricherie de bout en bout.
Après Affreux, bêtes et pédants – une satire franche du monde culturel français, dont on peut craindre que le message ait été trop bien reçu par les édiles et les premiers intéressés –, Jérémie Le Louët enfonce le clou avec les formes, poursuivant la démolition initiée par Jarry. Du théâtre à coups de marteau, qui cogne les mystificateurs de tout poil. Sus aux boursouflés, à la trappe les imposteurs ! Ubu est mort ? Vive Ubu. ¶
Cédric Enjalbert
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Ubu roi, pseudo-farce d’Alfred Jarry
Création en coréalisation avec le Théâtre de Châtillon, en novembre 2014
Mise en scène : Jérémie Le Louët, assisté de Noémie Guedj
Avec : Julien Buchy, Anthony Courret, Jonathan Frajenberg, Jérémie Le Louët, David Maison, Dominique Massat
Scénographie : Blandine Vieillot
Vidéo : Thomas Chrétien, Simon Denis et Jérémie Le Louët
Lumière : Thomas Chrétien
Son : Simon Denis
Photo : © Jean-Louis Fernandez
Théâtre de Châtillon • 3, rue Sadi-Carnot • 92320 Châtillon
Réservations : 01 55 48 06 90
Du 14 au 29 novembre 2014, les lundi, mardi, jeudi, vendredi et samedi à 21 h 30, les dimanches à 15 h 30
Durée : 1 h 45
22 € | 10 €
Tournée :
- Le 11 décembre 2014 au centre d’art et de culture de Meudon
- Le 16 décembre 2014 au Théâtre de Chartres
- Le 7 janvier 2015 au carré Saint-Vincent à Orléans (A.T.A.O.)
- Le 17 janvier 2015 à l’espace Marcel-Carné à Saint-Michel-sur-Orge
- Le 20 janvier 2015 au Théâtre des Feuillants à Dijon
- Les 22 et 23 janvier 2015 au Théâtre de la Madeleine, scène conventionnée de Troyes
- Les 26 et 27 janvier 2015 au Théâtre de Corbeil-Essonnes
- Le 31 janvier 2015 au Théâtre Roger-Barat à Herblay
- Le 5 février 2015 au Théâtre d’Auxerre
- Le 7 février 2015 au Pôle culturel d’Alfortville
- Le 10 février 2015 au Salmanazar à Épernay
- Du 12 au 14 février 2015 au Théâtre Jean-Vilar à Suresnes
- Le 17 février 2015 au T.A.P. de Poitiers (Théâtre Auditorium de Poitiers)
- Le 19 février 2015 au Théâtre du Cloître à Bellac
- Off d’Avignon 2015 du 4 au 26 juillet 2015 à 22 h 30 au Théâtre Girasole