Jésus remeurt
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
La metteuse en scène Frédérique Loliée orchestre un chassé-croisé aussi délirant que vrai à partir de deux textes d’Antonio Tarantino : « Stabat Mater » et « Passion selon Jean ». Deux Jésus, une Marie et l’Administration comme chemin de croix, amen. On devrait étouffer et on éclate de rire, pour finalement y aller de sa larme. Ce n’est pas si fréquent. Les Deschiens attendant le Grand Inquisiteur de Dostoïevski.
Au commencement était le verbe, ici remarquablement bien traduit. Et ce n’est pas évident. Les exclus de Tarantino – rien à voir avec le cinéaste, ce Tarantino-là écrit et vit en Italie – cherchent leurs mots, les maltraitent, les confondent, les enjolivent de mille trouvailles, de clichés plus gros qu’eux. Saluons les deux traducteurs, mais aussi les quatre interprètes, car le texte fourmille à plaisir de ressassements et de fausses redites. Comme le récit lui-même, la parole semble bégayer, avancer en rond. Jon Fosse, en plus vivant.
Et drôle, car on rit beaucoup. Nouveau miracle : un public jeune, nombreux, attentif. La grande Évelyne Didi fait un malheur avec sa mère plus vraie que nature, Marie, éructant contre le père et le fils (qui s’appelle Jésus), l’assistante sociale, puis les flics, puis le juge, telle une Mère Courage de la galère. En face, Charlotte Clamens campe avec art une hilarante Bureaucratie, au fond excédée, elle aussi, de rester incomprise. Dédale de cubes dans lequel poireautent Jean l’infirmier et un autre Jésus, schizophrène celui-là, respectivement Pascal Tokatlian et Yann Boudaud, deux bons.
Tragedia dell’arte
On comprend peu à peu que le fils de Marie, l’un des deux Jésus, « s’est mis à la politique ». Et qu’est-ce qu’elle fait, Marie, « si le pistolet qu’elle a trouvé lui pète dans les mains, alors qu’elle n’a qu’elles pour bosser ? ». On comprend aussi que le malade mental, se prenant pour un certain « Lui », n’obtiendra jamais son « certificat d’existence en vie », malgré tous les efforts de son double, Jean, l’infirmier. La Bureaucratie a prévenu : « Pipe et branlette, il va chez les pédés. C’est la méningite. Hein, s’ils le prennent dans leurs filets ! »
Furtive évocation des tentations que Marie a pu avoir avant, elle aussi, qu’est-ce qu’on croit ? Mamours au curé, faiseuse d’anges… Mais c’était écrit que son Jésus finirait à la morgue. Le second n’écoute même plus ce que lui raconte Jean, le bon apôtre. Il se parle à lui-même, c’est-à-dire à nous. À son poignant : « Qui je suis moi, qui je suis ? Pour vous, qui je suis ? », répond le blues de l’infirmier qui le soir, pour se relaxer, dit aller à Carrefour. « Que là-bas, y a vraiment de tout mais de tout ».
C’est bientôt le mauvais rêve où, mue par un pressentiment, Marie court d’une porte à l’autre, appelant en vain : « Monsieur le Juge ? » « Aujourd’hui on peut rien, revenez demain », bidonnait la Bureaucratie. La Justice, même plus : des portes battantes qui laissent passer plaintes et plaignants. Du vent. Le cas Jésus semble en souffrance, comme on le dit des dossiers, aussi bien que des gens. Une souffrance que soudain on entend dans un cri, terrible, millénaire, celui de toutes les mères à qui on a pris leur petit. Sacrée Évelyne Didi, elle peut être fière d’elle : tout le monde renifle dans la salle.
Heureux les spectateurs de la Comédie de Caen, car bientôt ils pleureront et riront aussi à cette satire douce-amère. De quoi retrouver la foi, peut-être pas en Dieu mais au moins en l’homme. ¶
Olivier Pansieri
En attente, d’après Stabat Mater et la Passion selon Jean d’Antonio Tarantino
Adaptation de Stabat Mater et Passion selon Jean
Traductions : Michèle Fabien et Jean-Paul Manganaro
Mise en scène et adaptation : Frédérique Loliée
Avec : Évelyne Didi, Charlotte Clamens, Yann Boudaud, Pascal Tokatlian
Regard final sur l’adaptation : Brigitte Buc
Assistants : Maybie Vareille, Philippe Marteau
Son et musique : Teddy Degouys
Décor et lumières : Yves Bernard
Régie générale : Gaëlle Fouquet
Costumes : Laure Mahéo
Texte paru aux Éditions Les Solitaires Intempestifs
Production : Les Lucioles – Rennes / Cie Robert Trenton – Mézilles
Coproduction : Théâtre La Paillette, Rennes / CDN, Comédie de Caen
Durée : 1 h 30
Photo © Nicolas Renard
Théâtre La Paillette • 6, rue Louis-Guilloux • 35000 Rennes
Jeudi 11 et vendredi 12 janvier 2018, à 20 heures
Repris à la Comédie de Caen les 8 et 9 février
De 5 € à 13 €
Réservations : 02 99 59 88 86
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ « Stabat mater » d’Antonio Tarantino (critique) par Estelle Gapp
☛ « Minetti » de Thomas Bernhard (critique) par Olivier Pansieri
☛ « Angelus novus‐AntiFaust » de Sylvain Creuzevault par Lorène de Bonnay