Bats-toi si t’es une femme !
Par Olivier Pansieri
Les Trois Coups
Dix ans après Pénélope Ô Pénélope, Simon Abkarian présente deux nouvelles fables sous la verrière étoilée du Théâtre du Soleil, en tout six heures de spectacle. Des trous d’air, mais quel souffle ! Grand bravo à Ariane Ascaride, Marie Fabre et Catherine Schaub qui tiennent, de bout en bout, ce marathon de l’amour, de la peur et de la famille.
Simon Abkarian emprunte tant à Homère qu’à Eschyle ou à Shakespeare, pour cette magnifique fable contemporaine un peu chaotique. Tout commence par le face-à-face de Sandra avec le soleil. Catherine Schaub prête sa voix de tonnerre à cette grande sœur féministe de la Cassandre troyenne, puis elle passe, tranquille, d’un cabinet de voyante brindezingue à un autre, d’aisance, au fond du jardin. Le ton est donné.
Entre alors Ariane Ascaride en Nouritsa, la mère, typique mélange méridional de gouaille et de sagesse, jusqu’à celle de laisser croire à son macho de mari (Simon Abkarian, impérial) qu’il est le maître. Ce jour-là, ils marient leur cadette, tandis que l’aînée croit si fort au Prince charmant qu’elle le trouve. Une famille de magiciens. Sa sœur Astrig se marie donc pour pouvoir brimer à loisir son souffre-douleur préféré : Aris, le dur qui « se bat les couilles » de presque tout. Assaâd Bouab l’interprète, grandiose.
Bien sûr, Aris rampe devant Astrig, et plus encore devant Vava, sa mère, incarnée par Marie Fabre survoltée. Ce n’est donc pas lui le vrai méchant, mais Minas, le gros boucher, auquel David Ayala prête son jeu, fin. Son veuf maniaque émeut, jusque dans une scène de viol, représentée comme une horrible bouffée délirante. Toute cette première partie, Le Dernier jour du jeûne, où les hommes sont autant les victimes que les responsables de leur malheur, passe sans peser, comme un rêve doré dont l’inceste serait la face sombre.
Mère Courage du Levant
Suit L’Envol des cigognes. Ce second volet du diptyque, que l’on peut voir séparément, semble tourner au film de guerre, donc aux dilemmes plus simplistes : « Je te tue, sinon c’est toi ». Catherine Schaub y reparaît tout de même, en ombre spectrale de Tata Sandra, mais aussi de la Conscience. Elle plane comme un doute sur toutes ces horreurs. Elle sera le sourire de cette chronique qui en compte peu, la guerre civile ayant de tout temps semblé aux Hommes la pire de toutes.
Sujet oblige, le texte rappelle Edward Bond, Brecht et Shakespeare, notamment une scène du balcon à peine transposée. Comme dans Le Cercle de craie caucasien, la vraie mère est celle qui élève l’enfant. Orna, en l’occurrence. Cette dernière a été violée des semaines durant, par d’anciens voisins devenus fous d’Allah. À nouveau, Ariane Ascaride déploie toute sa force, toute sa foi en l’autre, pour rendre à Orna l’envie de vivre. Une Mère Courage du Levant.
Le rêve doré a fait place à un champ de ruines où désormais règnent la peur, la faim et la haine. Les amoureux sont en treillis, la kalachnikov à la main. Le père est devenu chef d’armée et l’échoppe du boucher, une salle d’opération, où l’on tente de sauver l’un des violeurs justement. Courses poursuites, rixes et duels se succèdent au rythme des tirs. « La mémoire, dit Shakespeare, est la sentinelle de l’esprit ». Ici, ce sont les mères qui rappelle les hommes à leurs vrais devoirs.
Les beaux décors de Noëlle Ginefri-Corbel font et défont le monde, à l’image de ce récit, dont on peut regretter les redites. Mais ne boudons pas notre plaisir : enfin une vraie pièce jouée par une vraie troupe. J’en rêvais, Simon Abkarian l’a fait. ¶
Olivier Pansieri
Le Dernier jour du jeûne, de Simon Abkarian
Mise en scène : Simon Abkarian
Collaboration artistique : Pierre Ziadé
Avec : Simon Abkarian, Ariane Ascaride, David Ayala, Assaâd Bouab, Pauline Caupenne, Délia Espinat Dief, Marie Fabre, Océane Mozas, Chloé Réjon, Catherine Schaub, Igor Skreblin
Décor : Noëlle Ginefri-Corbel
Lumière : Jean-Michel Bauer
Son et vidéo : Olivier Renet
Costumes : Anne-Marie Giacalone
Danse : Philippe Ducou
Régie : Maral Abkarian
Photographie : Antoine Agoudjian
Durée : 2 h 30
L’Envol des cigognes, de Simon Abkarian
Mise en scène : Simon Abkarian
Collaboration artistique : Pierre Ziadé
Avec : Simon Abkarian, Maral Abkarian, Ariane Ascaride, Serge Avédikian, Assaâd Bouab, Pauline Caupenne, Laurent Clauwaert, Délia Espinat Dief, Marie Fabre, Victor Fradet, Éric Leconte, Eliot Maurel, Océane Mozas, Chloé Réjon, Catherine Schaub, Igor Skreblin
Décor : Noëlle Ginefri-Corbel
Lumière : Jean-Michel Bauer
Son et vidéo : Olivier Renet
Costumes : Anne-Marie Giacalone
Danse : Philippe Ducou
Régie : Maral Abkarian
Photographie : Antoine Agoudjian
Durée : 3 h 15 avec entracte
Théâtre du Soleil • 2, route du Champ-de-manœuvre • 75012 Paris
Du 5 septembre au 14 octobre 2018
En alternance du mercredi au vendredi à 19 h 30
Intégrales (les 2 pièces) : les samedis à 16 heures et les dimanches à 13 heures
De 20 € à 48 €
Réservations : 01 42 64 49 40