La culture à l’épreuve de la Covid
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
Le confinement se prolonge pour le monde de la culture. Beaucoup de professionnels expriment leur incompréhension, voire leur colère. Les lettres ouvertes se multiplient et certaines structures vont saisir le Conseil d’État, en attendant la manifestation, mardi 15 décembre, à l’appel de La CGT Spectacle.
Beaucoup espéraient une reprise, comme l’avait laissé entendre Emmanuel Macron, le 24 novembre, à condition que la France passe sous la barre des 5 000 contaminations quotidiennes au virus. Or le pays a enregistré 14 595 nouveaux cas positifs mercredi, loin de l’objectif fixé. Le couperet est donc tombé : acteurs, musiciens, danseurs, circassiens… tous les interprètes resteront en coulisses. Au même titre, d’ailleurs, que les professionnels œuvrant dans les musées et cinémas, tous renvoyés dans leurs pénates.
Afin de lutter contre une reprise de l’épidémie, le gouvernement vise une réouverture, au mieux le 7 janvier, si la situation sanitaire s’améliore, comme l’a précisé le Premier ministre Jean Castex, lors de sa conférence de presse, jeudi : « Même si tous ces établissements disposent de protocoles sanitaires, la logique que nous devons suivre est d’éviter d’accroître les flux, les concentrations, les brassages de public, à un moment où nous devons continuer de les réduire autant que possible ». L’incertitude reste donc à l’ordre du jour, car ne peut-on craindre un rebond de l’épidémie suite aux fêtes de fin d’année ?
Survie
En attendant, les dispositifs d’accompagnement économiques sont maintenus. La ministre de la culture Roselyne Bachelot a évoqué 35 millions d’euros d’aides supplémentaires pour les cinémas et le monde du spectacle. Cela permet au secteur subventionné de poursuivre certaines de ses missions. Reste à savoir comment seront réparties ces aides. Et quid des petites compagnies, du secteur privé, des prestataires (techniques, communication, production, diffusion, etc.) ?
Et comment se projeter après ces deux confinements, les mesures de couvre-feu et les jauges réduites ? Ces clauses de revoyure sont insoutenables et attestent d’une méconnaissance criante des logiques de fonctionnement. Un théâtre ne s’ouvre – ou ferme – pas comme une boutique ! À plus court terme, les considérables efforts logistiques à nouveau déployés pour cette reprise d’activité tant espérée – efforts anéantis en quelques jours – suscitent un ras-le-bol légitime. Par exemple, au théâtre national de Chaillot à Paris, l’équipe s’activait après avoir reçu le décor du prochain ballet d’Angelin Preljocaj qui, heureusement, ne s’était pas encore déplacé.
Combien d’autres aux reins moins solides ont engagé des frais inutiles ? Des centaines de milliers d’emplois précaires vont basculer dans la pauvreté. Certes, la Rue de Valois a promis un plan de relance de 2 milliards d’euros pour la culture. Toutefois, Nicolas Dubourg, directeur du Théâtre la Vignette, à Montpellier, récemment président du Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac), a déjà dû plaider pour un rééquilibrage de ce projet de loi de finances 2021, lequel privilégie en priorité les grands équipements nationaux parisiens. Roselyne Bachelot a finalement accepté un plan de soutien de 50 millions d’euros aux équipes artistiques oubliées. Une goutte dans un océan.
Gâchis
Grâce à l’action de l’Association des centres dramatiques nationaux (l’ACDN) qui a réclamé, le 28 octobre « l’indispensable continuité du travail dans le champ du spectacle vivant », les maisons sont habitées et les ruches s’activent. Le journal de confinement paru sur le site de l’Association des scènes nationales (l’ASN) en témoigne, à travers des exemples d’actions et de projets menés au sein des équipements du réseau. Des résidences d’artistes se poursuivent, des opérations de relations avec les publics sont malgré tout menées. C’était un tour de force de s’adapter à nouveau pour cette reprise, le 15 décembre. Beaucoup de dépenses et d’énergie, mais tout était prêt !
Oui, la pilule a du mal à passer ! Tricoter et détricoter les programmations, monter et démonter des dispositifs, répéter sans pouvoir se confronter aux publics, communiquer en annonçant tout et son contraire, réserver et rembourser, trouver des solutions de reports, d’accompagnement des artistes… Si les équipes sont épuisées, elles restent plus mobilisées que jamais.
Incohérences et mépris
Depuis la réouverture des commerces dits « non essentiels » et des lieux de culte, le monde de la culture pointe donc les incohérences. La décision de fermeture au public n’est pas étayée d’un point de vue scientifique. Aucun cluster n’est à déplorer dans les lieux de spectacles parfaitement rodés aux protocoles sanitaires. En revanche, quid de certains commerces ou transports bondés ? On peut reparler de la gestion des flux dans certains lieux…
Au-delà des conséquences économiques et sociales, nier la culture remet en cause ses enjeux de société : « C’est le désastre absolu pour les artistes et techniciens intermittents du spectacle », martelait (sur France Info) Stanislas Nordey, en réaction à cette annonce : « Il faut absolument que le budget pour lequel se bat la ministre de la Culture soit fléché au maximum sur les plus fragiles, les petits lieux, les compagnies, les jeunes artistes. Cette décision pose une question philosophique qui concerne la société dans son ensemble. Pourquoi rouvrir les magasins et les lieux de culte avant les lieux culturels ? ». Lire aussi son édito sur le site du TNS de Strasbourg, qu’il dirige.
Les acteurs culturels dénoncent un cruel manque de concertation, voire un mépris significatif du peu d’intérêt pour la culture, un secteur qui pèse pourtant plus que celui de l’automobile dans l’économie française. Depuis le début, les maladresses – plutôt des bévues – ne sont pas digérées. Le 10 décembre, à minuit, le slammeur Grand Corps malade sortait son nouveau titre, intitulé « Pas essentiel ». Mais le gouvernement semble aveugle et sourd aux injonctions.
La colère gronde
Alors, Samuel Churin, comédien et porte-parole des intermittents, animateur de la Coordination des intermittents et précaires, a publié une Lettre ouverte aux directeurs de cinémas et de salles de spectacle : « Presque tous les jours, on me demande de signer des pétitions demandant la réouverture des théâtres et des cinémas. Ces demandes sont tout à fait respectables mais elles reposent toujours sur le même mode d’action : la supplication. »
Effectivement, dans un tweet, le Syndéac en appelle avant tout à la raison : « Toujours inscrits dans une démarche volontariste, fondée sur le dialogue, la concertation et la négociation, nous encourageons toutes les démarches qui prennent en compte équitablement les situations des partenaires que sont les lieux de diffusion et les équipes artistiques. » Ensuite, l’ASN a bien lancé un Appel au Président de la République et au Premier Ministre pour la réouverture des théâtres. Quelques 120 festivals de musique, dont les Eurockéennes, les Vieilles Charrues, Europavox et Musilac, tous quatre à l’initiative, ont publié une tribune (lire ici l’article du Monde). Craignant de revivre une année blanche, ils disent « travailler en responsabilité avec les services de l’État aux contours d’événements qui seront adaptés dans leur format au contexte sanitaire. Tous mobilisés pour préserver l’esprit de fête et de partage qui caractérise nos rendez-vous. Nous n’avons pas seulement l’envie d’organiser nos festivals en 2021. Nous en avons la responsabilité. On y croit ! ».
Mais, des discours, on passe progressivement à des actions plus musclées, bien que tout à fait respectueuses du droit. Justement, « on ne peut pas rester les bras croisés, voir les rues, les commerces, les centres commerciaux bourrés de gens. Nous saisissons le Conseil d’État parce que nous sommes lésés ! », s’insurge (sur France Culture) Charles Berling, directeur de la scène nationale Châteauvallon-Liberté à Toulon. Parce que, selon lui, l’atteinte aux libertés fondamentales menace la démocratie. C’est carrément « l’exception culturelle à l’envers », (réitère-t-il sur France Info) notion acquise de haute lutte, au XXe siècle, et fâcheusement piétinée en quelques mois.
Offensive
Dans sa lettre ouverte, Samuel Churin invite les professionnels à exiger l’ouverture des lieux de culture par un moyen juridique exceptionnel : « Arrêtons d’être défensifs et optons pour des stratégies offensives. (…) Le référé-liberté est une procédure qui permet de saisir en urgence le juge lorsqu’on estime que l’administration porte atteinte à une liberté fondamentale. Pourquoi cela devrait-il être gagnant ? Parce que les juges administratifs du conseil d’État sont très attachés à la notion d’équité. Et les conditions d’accueil dans une église sont en tous points comparables à celles d’un cinéma ou salle de spectacle. Chacun est assis, masqué, ne bouge pas et tous regardent dans la même direction ».
Depuis, plusieurs syndicats de tout le secteur culturel ont emboîté le pas : « Cette décision est honteuse et injuste. Elle fragilise profondément les équipes artistiques, en particulier les plus jeunes et les plus précaires. Au-delà de l’économie, elle les atteints aussi par un terrible sentiment de mépris et d’iniquité. (…) On ne peut pas réduire les existences à leur seule dimension religieuse ou commerciale. (…) On peut se passer de théâtre pendant des mois, on ne peut pas se passer de justice », écrit à son tour Adrien le Van, directeur du Théâtre Paris-Villette dans un communiqué. Responsable et déterminé, il rejoint la liste des structures inscrites dans cette démarche. Bien décidées à faire valoir leurs droits, elles attendent la publication du décret pour peaufiner l’argumentaire avec un cabinet d’avocats spécialisés.
À savoir : les professionnels de la restauration et des stations de sports d’hiver l’ont fait et leurs demandes n’ont pas été retenues. Seule l’Église a obtenu gain de cause, obligeant le gouvernement à revoir sa copie sur la limitation à 30 personnes lors des cérémonies religieuses, puisque la jauge doit désormais être calculée en fonction de la superficie.
Pourquoi sacrifier la culture ?
Et si les artistes jouaient dans les lieux de culte ?! Absurde, sans doute, mais à l’image de cette situation ubuesque. D’ailleurs, Samuel Churin s’interroge : « Ironie de l’histoire, lors de la présentation de sa loi sur le séparatisme, Jean Castex n’a cessé de vanter la laïcité à la française. Or, dans les faits, les églises sont ouvertes et les théâtres sont fermés ! J’ai hâte de savoir en quoi le fait d’assister au récit de la naissance d’un homme nommé Jésus serait sans danger, alors que le récit d’un homme nommé Tartuffe serait source de contamination ».
On devrait être fixé le 15 décembre, jour initialement prévu pour la réouverture des spectacles. C’est aussi le jour choisi par la CGT Spectacle pour lancer un Appel à manifester (rendez-vous provisoire place de la Bastille à 12 heures). Le syndicat interpelle les pouvoirs publics et attendent des solutions concrètes de la part de L’Élysée, Bercy comme du ministère du Travail : « N’acceptons plus cette politique du pourrissement et montrons-nous tels que nous sommes : des artistes auteurs, des artistes interprètes et des technicien.ne.s, des personnels administratifs, des enseignant.e.s artistiques qui voulons vivre de nos métiers ! Notre combat est celui de la dignité ! »
C’est sûr, en cette période d’hypothétiques fêtes, nous aurons tous la gueule de bois. Mais pour des raisons bien peu festives. ¶
Léna Martinelli