Une humanité à l’os
Par Lorène de Bonnay
Les Trois Coups
Après Électre/Oreste, Ivo van Hove poursuit son exploration de la mythique famille des Atrides qui nourrit tant les imaginaires depuis des siècles. Sa dernière adaptation des pièces grecques est d’une absolue sauvagerie : condensée, elle souligne avec nerf la mécanique implacable de la barbarie humaine.
« Nous n’avons pas perdu le soleil. Non. Nous l’avons chassé. » Telle est la dernière adresse lancée à la face du public avec une vigueur noire par des Atrides exténués. Famille humaine maudite depuis son origine qui ne cesse de s’auto dévorer et nous laisse aussi quelque peu exsangues… La résonance avec notre actualité est évidemment criante : COP 21 récente, guerres, virus, terrorisme, préparation des élections présidentielles, migrants. Pourtant, on le sait, les mythes possèdent une universalité et une intemporalité précieuses – creusant la question de l’humain et de son rapport au monde, de façon infiniment fertile.
L’adaptation des Atrides proposée ici par Ivo Van Hove diffère de celles de Thomas Jolly ou d’Antonio Latella (geste italienne que nous avions tant aimée) : elle est résolument sauvage. Enragée, comme le signale son titre. Certes, en 2018, le Thyeste de Jolly offrait déjà aux hommes le spectacle de leur barbarie. Le Soleil, horrifié par l’ingestion des enfants (refluant dans le corps du père), subjugué par l’inversion de l’ordre du monde, arrêtait sa course. Avenir brisé : la nuit et ses ombres dominaient. Mais la démesure très shakespearienne (anachronisme voulu) de Sénèque ne manquait pas d’esthétisme, d’effets, et le message final se voulait positif : le traité du philosophe stoïcien Sénèque était convoqué pour inviter le public à une « indulgence mutuelle ». Rien de tel dans cette réécriture radicale d’Eschyle et Euripide, laquelle mêle avec frénésie sur le plateau théâtre, chorégraphie de Wim Vandekeybus et musique interprétée en live par le groupe Bl!ndman.
D’emblée, le spectateur, en entrant dans l’espace de la Grande Halle, est invité (que cela lui plaise à non) à humer longtemps des odeurs de barbecue. Il ne pourra oublier le banquet cannibale de Tantale offrant son fils aux Dieux afin de tester leur omniscience (faute originelle de la famille). Il songera plusieurs fois au festin proposé par le petit-fils de Tantale, Atrée, à son frère jumeau haï : Thyeste croit se réconcilier et récupérer la moitié du royaume d’Argos, mais ingère sans le savoir ses enfants.
Sur le plateau, plusieurs flash back ou textes incrustés sur les écrans rappellent aussi ces crimes commis par les aïeux d’Agamemnon ou d’Oreste. Œil pour œil, dent pour dent, sang pour sang, littéralement : le corps des Atrides, d’un bout à l’autre de la chaîne, est mutilé, sacrifié, avalé, régurgité, pétri ; il se meut, meurt et renaît. Un arbre généalogique est d’ailleurs exploité tout au long de la représentation pour nous permettre de nous repérer dans la lignée.
Des corps enragés
La scénographie, autant que le resserrement dramaturgique autour de quelques moments clés de l’histoire de cette famille, de cette humanité, soulignent le parti-pris – un peu (trop ?) – simple de la rage des corps. Les personnages piétinent dans le sable (sur la plage, dans la baie d’Aulis) qui ressemble à de la boue, de la merde ou des cendres : Agamemnon obéit aux dieux et à ses devoirs de roi grec en sacrifiant sa fille pour que sa flotte puisse partir saccager Troie. Le massacre dure des années et plonge les deux clans dans les flammes, les meurtres – une confusion que symbolise la fumée. Côté troyen, la même logique meurtrière se dévoile : Hécube voit périr ses enfants et se venge en assassinant ceux de ses meurtriers. Ainsi, de tout côté, pères et les mères tuent ou voient tuer leurs enfants, boivent leur propre sang jusqu’à la lie mais leur soif demeure inextinguible.
Le plateau devient un gigantesque rituel : musiciens, danseurs, acteurs s’allient pour donner à voir la jouissance du crime à mort, la propagation du virus de la violence : les épées violent ou dépècent, le sang gicle, les scènes les plus effroyables sont chorégraphiées à la perfection (le tressage du théâtre, de la danse et de la musique est une des grandes réussites de cette proposition).
Le spectateur, dans cette arène sonore, olfactive et visuelle, se trouve donc médusé, voire accablé. Il assiste à des moments choisis dans ce récit de famille fondateur (autour d’Iphigénie, Hécube, Électre et Oreste). Le metteur en scène souligne avec insistance les répétitions et jeux de miroir : par exemple, la même comédienne joue Iphigénie et Cassandre, deux princesse sacrifiées sur l’autel de la guerre, deux fantômes qui reviennent habiter la scène ou les écrans. La même histoire se répète depuis les origines : de chaque côté de la mer, on dévore ses enfants (coupables ou non), on saccage tous les abris possibles ; on abîme les êtres, la terre et le soleil. L’Homme furieux transforme son monde en charnier.
Le spectateur aimerait parfois avoir le temps d’éprouver davantage, de mieux cerner des enjeux de ces pièces magnifiques qu’il sait plus complexes et nuancées (déployés, par exemple, dans la mise en scène de onze heures de Latella !). Mais la proposition qui lui est faite, cohérente, vise à lui faire subir la radicalité de cette violence animale, sans distance, sans conscience, déchaînée.
De la sorte, il ressent la violence primitive à l’œuvre dans les tragédies antiques, mais aussi dans le monde contemporain. Un monde actuel qui nivelle tant la nuance. Le choix des costumes, des musiques, des vidéos, des corps sauvages (miroirs de notre temps !), de la redondance des sacrifices humains, sature nos émotions et nous plonge dans une indifférenciation confuse.
Sortir de la nuit ?
Toute la question est de savoir si la représentation de ces Atrides enragés (qui rappellent la famille des Damnés) a un pouvoir disruptif, de subversion. Le spectacle est violent, servi par des interprètes magistraux ; il ne console pas. Il éructe du sang bien plus que de la pitié. Les danses et la musique Black Métal ne laissent pas de respiration au sublime poétique (pourtant présent en filigrane dans les bribes textuelles projetées sur écrans ou dans quelques répliques). La catharsis censée transcender la sidération a du mal à advenir, tant la projection sensorielle du chaos oblitère nos facultés.
Même l’intervention finale d’Apollon (qui met un terme à l’enchaînement meurtrier et achève avec le jugement d’Oreste la malédiction des Atrides) est expédiée. Volontairement. Car ce n’est pas l’apaisement, on l’a dit, que cherche Ivo van Hove. Ni l’idée que le meurtre d’Oreste puisse aboutir à une forme de démocratie, de conciliation (dans Eschyle, c’est un tribunal de citoyens, l’Aéropage, qui est chargé de juger le matricide d’Oreste, le jugement des dieux n’étant plus suffisant). Non, la horde humaine de ces Atrides se tenant debout, nous regardant, ne nous fait pas sortir de la nuit. Elle l’éclaire, peut-être, avec effroi. ¶
Lorène de Bonnay
Age of rage, d’Ivo van Hove et l’Internationaal Theater Amsterdam, d’après Iphigénie, Les Troyennes, Hécube, Agamemnon, Elektra et Oreste
Avec : Maarten Heijmans, Hans Kesting, Aus Greidanus jr., Gijs Scholten van Aschat, Ilke Paddenburg, Chris Nietvelt, Achraf Koutet, Janni Goslinga, Maria Kraakman, Maarten Heijmans, Bai Li Wiegmans, Birgit Boer, Emma Hanekroot, Jesse Mensah, Katharina Ludwig, Hélène Devos, Majd Mardo, Chris Nietvelt, Emma Hanekroot, Jesse Mensah, Katharina Ludwig
Grande Halle de la Villette • Espace Charlie Parker • 75019 Paris
Du 27 novembre au 2 décembre 2021, à 15h ou 19 heures
Durée : 3 h 45 (avec entracte)
De 12 € à 36 €
Réservations : 01 42 74 22 77
À découvrir sur Les Trois Coups :
☛ Thyeste de Sénèque, mise en scène de Thomas Jolly, cour d’honneur du festival d’Avignon, par Lorène de Bonnay
☛ Électre/Oreste d’Euripide, mise en scène d’Ivo van Hove, par Léna Martinelli
☛ Les Damnés de Visconti, festival d’Avignon, mise en scène d’Ivo van Hove, cour d’honneur du festival d’Avignon, par Lorène de Bonnay
2 réponses
Bonjour,
Votre article est très intéressant car il met en perspective de manière sensible et argumentée la pièce « revue et corrigée » par Ivo Van Hove. Une tragédie presque punk qui laisse à voir et à penser en partie le monde d’aujourd’hui.
Par ailleurs, votre revue est toujours aussi passionnante. Bravo !
Thomas
Merci beaucoup pour votre commentaire et vos encouragements.