Racine : un grand poète
Par Jean-François Picaut
Les Trois Coups
« Andromaque » n’est pas la plus jouée des œuvres du théâtre classique. Autrefois systématiquement étudiée dans les collèges, elle a pratiquement disparu de notre enseignement secondaire. Autant de raisons d’aller découvrir une nouvelle mise en scène.
Lorsque paraît Andromaque, en 1667, Racine n’a que 22 ans. Ce n’est que sa troisième pièce, mais elle connaît un succès tel que les contemporains la comparent au Cid de Corneille, rien de moins. La faveur dont jouit cette tragédie tient, pour l’essentiel, à l’invention par Racine d’une chaîne amoureuse diabolique qu’on résume d’ordinaire ainsi : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus, lequel aime Andromaque qui, elle, aime son fils Astyanax, substitut de son mari Hector. Le dilemme d’Andromaque, épouser Pyrrhus pour sauver son fils ou rester, en dépit de tout, fidèle à la mémoire d’Hector, fait varier les autres personnages au gré de ses propres fluctuations. Comme toujours chez Racine, l’action commence au plus près du nœud tragique. Ici, l’arrivée d’Oreste venant, au nom des Grecs, réclamer la tête d’Astyanax contraint chacun à se décider dans l’urgence. La mécanique funeste est enclenchée, elle ira à son terme en l’espace d’une journée, comme le veulent les règles du théâtre classique.
Le grand ressort d’Andromaque, c’est donc l’amour ou, plus précisément, la passion qui marie chez les héros la force de la violence, les larmes et la faiblesse, chose inconcevable dans l’œuvre de Corneille. Frédéric Constant choisit de placer l’action entre nos deux guerres mondiales. Pourquoi pas ? Cela nous change des froids décors classiques et nous permet d’admirer les beaux costumes créés par Muriel Delamotte et Anne Deschaintres. Mais, pour le reste, cela n’altère pas la lecture de la pièce.
La musique de Racine
« Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne », dit Oreste (acte I, scène i, vers 98), et nous sommes lancés en pleine tragédie. Cette scène, capitale, est un peu brouillonne dans la version de Frédéric Constant, et la présence muette de Benoît André, un soldat d’Oreste qui incarne à lui seul « l’escorte d’Oreste » dont parle Racine, n’y est pas étrangère. On trouve une autre bizarrerie dans cette mise en scène : au quatrième acte, lors de l’entrevue entre Oreste et Hermione, l’ambassadeur des Grecs boit de la bière à la bouteille avec Pylade et un soldat, assis sur un banc comme des jeunes désœuvrés ou des joueurs de boules à la pause ! Et la fille du roi des rois, Hermione, vient même téter au goulot de la bouteille d’Oreste… Frédéric Constant est mieux inspiré quand il traite la première rencontre entre Oreste et Pyrhhus à la façon d’une réception officielle avec laïus au micro et tout le protocole.
Dans cette tragédie, l’action est mince puisqu’elle ne repose longtemps que sur des intermittences du cœur. Ce qui tient le spectateur en haleine n’est donc que discours, et c’est là qu’éclate la force du verbe de Racine. Il est admirablement servi par les choix du metteur en scène et l’interprétation des comédiens. Hermione rend avec beaucoup de justesse les incertitudes de son cœur. Pyrrhus joue avec autant de bonheur le prince ironique et sûr de lui face à Oreste que l’amoureux éperdu aux pieds d’Andromaque ou le tyran cruel qu’il est aussi.
Dans sa déclaration d’intentions, Frédéric Constant écrit : « Soucieux d’établir notre travail sur le concret des paroles et des actes – et les paroles chez Racine sont des actes, agissant sur l’interlocuteur et sur le locuteur lui-même –, nous avons une approche, pour dire l’alexandrin, fondée sur les contraintes de la syntaxe et de la métrique ». Il parle d’or et tient parole : les alexandrins de ses comédiens sont justes, et il n’y manque pas une diérèse. C’est une force, car l’auteur d’Andromaque, on a parfois tendance à l’oublier, n’est pas seulement un formidable dramaturge, c’est aussi un grand poète. Je regrette d’autant plus que l’omission quasi systématique des liaisons multiplie les hiatus, et gâche donc une partie de la mélodie de Racine. Fort heureusement, Hermione réussit néanmoins à nous faire entendre l’ineffable musique racinienne quand elle se laisse aller à croire en l’amour de Pyrrhus. Il en va de même quand Andromaque évoque la dernière nuit de Troie ou les adieux d’Hector.
L’Andromaque de Frédéric Constant, à défaut de renouveler l’interprétation de ce grand classique, est une pièce agréable à voir et à entendre. ¶
Jean-François Picaut
Andromaque, de Racine
Mise en scène : Frédéric Constant
Avec : Anne Sée (Andromaque), Frédéric Constant (Pyrrhus), Franck Manzoni (Oreste), Catherine Pietri (Hermione), Julien Mulot (Pylade), Cyrille Gaudin (Cléone), Maud Narboni (Céphise), Daniel Kenigsberg (Phœnix), Benoît André (un soldat d’Oreste)
Collaboration artistique : Catherine Pietri et Xavier Maurel
Scénographie : Denis Fruchaud et Marion Gervais
Lumières : Jérôme Allart
Son : Christine Moreau
Création vidéo : Guillaume Junot et Frédéric Constant
Création costumes : Muriel Delamotte et Anne Deschaintres
Photo : © Michel Zoladz
Production : maison de la culture de Bourges, Les Affinités électives
Coproduction : espace Malraux, scène nationale à Chambéry, Théâtre national de Bretagne à Rennes
T.N.B. • salle Serrault • 1, rue Saint-Hélier • 35000 Rennes
Réservations : 02 99 31 12 31
Du mardi 3 au samedi 7 mars 2015 à 20 heures
Durée : 3 heures, entracte inclus
25 € | 11 € | 8 €