De l’archive au plateau
Léna Martinelli
Les Trois Coups
Les jeunes diplômés de la Manufacture Haute école des arts de la scène de Lausanne nous racontent l’histoire du Festival d’Avignon. Loin d’un hommage figé, le spectacle rejoue le passé pour mieux le comprendre et le confronter à aujourd’hui. Le montage astucieux de Fanny de Chaillé valorise le jeu d’acteurs, excellent. Entre théâtre et danse, une mémoire joyeuse, vivante et sensible.
Chocs esthétiques, souvenirs d’artistes et de spectateur·rices, secrets de coulisses, prises de bec… Avignon, une école charrie tant de souvenirs. On révise volontiers ses classiques, on revit avec plaisir quelques coups de cœur et on regrette de n’avoir pas vu des propositions qui font date. 77 éditions défilent sous nos yeux : on reconnaît ici ou là le ton d’un tel, le coup d’éclat d’un autre. Pour autant, le spectacle ne s’adresse pas qu’aux connaisseurs. Il inscrit le festival dans la lignée d’évènements décisifs de l’histoire des formes, des esthétiques et des politiques culturelles. Les codes scéniques, les thématiques et les scandales disent beaucoup des époques respectives.
Mémoire vive et fraîche
Tout commence par Einstein on the Beach de Robert Wilson, extrait sur lequel s’ouvrait le spectacle à sa création, au Festival d’Avignon 2024. Le public s’installait en rythme. Puis, entre les emblématiques trompettes de Maurice Jarre, les cigales et les hirondelles, les références s’enchaînent : Le Cid de Jean Vilar, avec Gérard Philipe ; Macbeth avec Maria Casarès ; Messe pour le temps présent de Béjart ; Je suis sang de Jan Fabre ; 4.48 Psychose avec Isabelle Huppert ; Liebestod d’Angélica Liddell ; Carte noire nommée désir de Rébecca Chaillon sont autant de moments d’anthologie.
© Sarah Meneghello
Le théâtre s’enrichit donc de chorégraphies ou performances cultes, mais aussi de moments rares, comme la présence du mime Marceau, seul dans la Cour. La dimension internationale, y compris – surtout – avec les Suisses Christophe Marthaler et Milo Rau, est bien présente. Deux évènements politiques sont évoqués (le conflit entre Jean Vilar et Le Living Theatre et l’annulation du Festival en 2003). Enfin, cette traversée permet de saisir l’évolution du jeu d’acteur, dont l’expressivité croissante des corps, une des caractéristiques du travail de Fanny de Chaillé.
Énergie en partage
Justement, comment mettre au plateau une archive, sa représentation, sa portée historique, son impact sentimental ? Celle-ci a demandé aux étudiant·es d’improviser, copier, imiter et écrire l’histoire du point de vue des acteur·ices, à partir d’extraits de pièce, d’entretiens, de textes théoriques. Le résultat n’a rien d’académique. Les interprètes se sont remarquablement approprié cette matière à jouer. Textes, sons, images… Tout est matière à interrogation, digéré et transformé, avec une excellente technique physique et vocale. De plus, la pratique est nourrie par la théorie, la recherche et l’expérimentation.
Portée par l’enthousiasme contagieux de ces jeunes, la traversée se fait instructive et légère grâce aux collages astucieux de Fanny de Chaillé. Les allers-retours entre hier et aujourd’hui permettent d’exprimer des points de vue. Fidèle à l’esprit du festival qui, depuis sa création, a été le lieu de débats, le spectacle est irrévérencieux mais jamais déplacé. Si les faits historiques sont immuables, l’esprit critique est éveillé pour analyser leur portée, en prenant toujours en compte le contexte. Enfin, ce recul, sans surplomb, est général, puisque l’humour est teinté d’autodérision.
Le rythme des séquences, le soin accordé aux transitions et les adresses au public concourent également à la réussite. Après quelques arrêts sur images, la metteuse en scène a su faire passer l’image de statique au mouvement, du noir et blanc à la couleur. L’écriture chorale et chorégraphiée permet aux interprètes d’occuper le vaste espace scénique. Tous sont à leur place et chacun a son moment de gloire.
Fabrique du théâtre
Après le Chœur et Une autre histoire du théâtre, Fanny de Chaillé poursuit dans la même veine : ayant à cœur la transmission, la directrice du TnBA questionne le théâtre, ses lieux, ses artistes, ses spectateurs dans une démarche à la fois esthétique et politique. Avignon, une école est une manière de penser son projet pour l’école au sein du CDN. Ce regard décalé augure d’une pédagogie ouverte, formant « des comédien·nes autonomes, responsables et inventif·ves », qui transformeront, eux aussi, le théâtre, et contribueront, à leur façon, à l’inscrire dans nos projets de société.
Ainsi, la tournée reprend. Les souvenirs de la création sont vivaces. Ces jeunes, dont la plupart allaient pour la première fois dans la Cité des Papes, m’ont raconté leur trac indescriptible, les extinctions de voix, les déjections des oiseaux avec lesquelles composer sur scène ! Car jouer en plein air, qui plus est dans ce lieu mythique, est une sacrée expérience. À l’aube de leur vie professionnelle, quelle chance de se produire dans les institutions les plus prestigieuses : Vidy-Lausanne, le TnBA, Chaillot… De quoi re-convoquer les fantômes de Vilar ou Vitez.
Propulsés de la sorte sur le devant de la scène, ces interprètes ont beaucoup de chance. On va les revoir, c’est sûr.
Léna Martinelli
Avignon, une école, de Fanny de Chaillé
Mise en scène : Fanny de Chaillé
Avec la Promo M du Bachelor Théâtre de La Manufacture – Haute école des arts de la scène, Lausanne : Martin Bruneau, Luna Desmeules, Mehdi Djouad, Hugo Hamel, Maëlle Héritier, Araksan Laisney, Liona Lutz, Mathilde Lyon, Elisa Oliveira, Adrien Pierre, Dylan Poletti, Pierre Ripoll, Léo Zagagnoni et Margot Viala
Assistanat : Grégoire Monsaingeon, Christophe Ives
Durée : 1 h 40
TnBA – Théâtre national Bordeaux Aquitaine CDN • 3, place Pierre Renaudel • 33000 Bordeaux
Du 30 septembre au 4 octobre 2025
Spectacle vu dans dans le cadre du FAB – Festival International des Arts de Bordeaux Métropole, du 27 septembre au 11 octobre 2025
Tournée ici :
• Du 5 au 8 novembre, Théâtre national de Chaillot, à Paris
• Du 13 au 15 novembre, Maison Saint-Gervais, à Genève (CH)
Photos © Marc Domage