Baal brise la glace ?
Par Nicolas Arribat
Les Trois Coups
Sur scène, un gros bloc de glace. Et puis, sept comédiens-musiciens-chanteurs. Et encore, Baal, le héros éponyme de la pièce de Brecht. Ce n’est, bien sûr, pas tout : il y a d’autres choses sur le plateau du Théâtre de la Bastille. Comme cette étrange question : Baal, avec son club de golf et sa soif de jouissance, Baal va‑t‑il briser la glace ?
Lorsque Brecht écrit Baal en 1918, il a vingt ans. C’est sa première pièce, c’est au sortir de la guerre. Il en résulte une œuvre forte, à la fois violemment critique et poétiquement idéaliste. Cette violence et cette poésie s’incarnent dans Baal, un jeune poète qui veut tout, sauf travailler. Qui veut jouir, jouir, jouir encore, malgré et contre l’ordre du monde.
Qui veut… quoi ? Briser le bloc de glace qui trône sur une table massive ?! Je m’égare. Ou plutôt la mise en scène de François Orsoni nous égare. Un peu.
Une chambre froide ?
Une chose est sûre. C’est que la scène du Théâtre de la Bastille est une scène de théâtre : les rideaux noirs cachant les coulisses et le mur du lointain ont été retirés, les grils portant les projecteurs sont à la hauteur des comédiens. Nous ne sommes donc pas, comme pourraient le laisser croire la grande table, les chaises et les fauteuils, la pyramide de verres et les seaux à champagne, dans quelque salon bourgeois. Nous le sommes d’autant moins qu’il n’y a guère, dans les réceptions mondaines, d’énormes blocs de glace au centre des tables. Mais qu’importe : le jeu des personnages et les lumières aidant, nous arrivons sans trop de mal à nous mettre en situation. Sans avoir besoin de changement de décor, nous suivons Baal dans les salons, les cabarets, les forêts et les prisons.
Et le bloc de glace, alors ? Baal ne va pourtant pas dans une chambre froide ! Je m’égare. Encore.
Des glaçons ?
Ainsi la fable s’installe-t‑elle. Les sept comédiens sont déjà sur scène, et ils le resteront puisqu’il n’y a pas de coulisses. De la sorte, nous les voyons se changer et attendre leur tour de jeu. Nous sommes là au moment où ils deviennent des personnages différents, tantôt homme puis femme, tantôt ami puis policier, tantôt bûcheron puis prêtre. En tout cas, les comédiens sont bons, dynamiques, habiles. On se laisse aisément prendre à leur jeu. À titre d’exemple, Clotilde Hesme, dans le rôle-titre masculin, nous montre ses seins. Et, pourtant, elle arrive à nous convaincre qu’elle est Baal. Cet homme qui jure, qui boit et qui mange. Cet homme qui jouit de toutes les femmes qu’il croise.
Cet homme qui… qui commence à détruire le bloc de glace, puis qu’il oublie ! Va‑t‑il, tout à l’heure, dans un accès de démence, le réduire en glaçons pour les scotchs qu’il ne cesse de boire ? Pardon, je m’égare. Décidément.
Mais, le quatrième mur a disparu !
Le bloc de glace est caché !
La fable continue, et nous essayons de la suivre. Tant bien que mal. Plutôt mal que bien. C’est-à‑dire que nous nous attardons volontiers sur les gags des comédiens ou des personnages. Comme lorsqu’un comédien fait mine de s’appuyer sur le quatrième mur, ce mur de l’illusion censé isoler la scène de la salle, et tombe en s’écriant : « Mais, le quatrième mur a disparu ! ». Ou encore lorsqu’un personnage boit du champagne à la pipette le plus naturellement du monde. C’est drôle, c’est joué, c’est assumé. Ce sont des moments très forts, mais des moments qui n’ont pas grand chose à voir avec Baal.
De même, la scénographie n’aide guère le propos. Cette grande et lourde table, sa pyramide de verres et son gros bloc de glace alourdissent l’ensemble. Par leur immobilité, par le peu d’usage qu’en font les comédiens. Alors, nous sommes ravis lorsqu’un tableau exploite pendant quelques instants cette disposition scénique. Dans une lumière chaude, une chanteuse de cabaret marche vers l’avant-scène. Mais, bien qu’au premier plan, cette chanteuse devient décor, devient fond sonore. Et notre attention se focalise sur ce qui se passe derrière elle, entre Baal et le gérant du cabaret. Avec cette scène, François Orsoni prend des risques, mais cela opère à merveille ! Nous savourons.
D’autant plus que, la chanteuse étant au proscenium, elle cache, le temps du tableau, le bloc de glace ! Désolé, je m’égare. Durablement.
La glace, symbole d’une distanciation vaine
Bon. Orsini veut monter du Brecht plus qu’il ne monte Baal. Brecht, on le prétend, c’est la distanciation. Alors, Orsini fabrique avec justesse une pièce distanciée. Il prend la scène de théâtre non pas comme un ailleurs imaginaire, mais comme, précisément, une scène de théâtre. Il demande à ses comédiens de casser leur jeu. Il place sur le plateau des objets hétéroclites, comme (entre autres) un bloc de glace.
Le problème, c’est que chez Brecht la distanciation sert le propos de la pièce. Elle le nourrit, lui donne une dimension critique qu’il n’aurait pas sans elle. Ce n’est pas le cas ici. Le bloc de glace, on l’aura compris, focalise notre attention. Il nous intrigue, il nous pose question. La mise à distance opère à merveille, donc. Mais c’est au détriment de la narration, au détriment du propos politique ou philosophique de la pièce. Car on ne comprend pas à quoi il sert. D’autant moins qu’il n’est pas brisé à la fin.
Ce bloc de glace est ainsi à l’image du spectacle : inutile dans un sens, jouissif dans un autre. Le propos est brisé par le plaisir de distancier. En d’autres termes : Brecht est mort, vive Baal ! ¶
Nicolas Arribat
Baal, de Bertolt Brecht
L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté
Traduction : Bernard Lortholary
Mise en scène : François Orsoni
Avec : Mathieu Genet, Alban Guyon, Clotilde Hesme, Tomas Heuer, Thomas Landbo, Estelle Meyer, Jeanne Tremsal
Collaboration artistique : François Curlet
Musique : Tomas Heuer
Son : Rémi Berger
Lumière : Kélig Le Bars
Costumes : Anouck Sullivan
Assistant scénographie : Flavien Renaudon
Photo : © Mathias Augustyniak M&M
Théâtre de la Bastille • 76, rue de la Roquette • 75011 Paris
Métro : Bastille, Voltaire ou Bréguet-Sabin
Réservations : 01 43 57 42 14
Du 30 novembre au 22 décembre 2010 à 21 heures, le dimanche à 17 heures, relâche les jeudis 2, 9 et 16 décembre 2010
Durée : 2 heures
De 13 € à 22 €