L’or de Lorraine
par Céline Doukhan
Les Trois Coups
Le Ballet de Lorraine livre un spectacle exemplaire, dans lequel la chorégraphie du Français Alban Richard ne dépare pas face aux monstres sacrés Merce Cunningham et William Forsythe.
En juin 2014, le Ballet de Lorraine avait été parmi les premiers à fouler la toute nouvelle scène des Quinconces, avec une brillante trilogie Made in America, et déjà ce programme avait frappé par la pertinence du choix des chorégraphies et l’excellence de l’interprétation. Cette impression est largement confirmée par ce deuxième spectacle manceau qui, outre des œuvres des mythiques Merce Cunningham (1919-2009) et William Forsythe (né en 1949), donne à voir une création d’Alban Richard, directeur du Centre chorégraphique national de Caen depuis septembre 2015.
Les trois pièces présentées ici forment un programme à la fois homogène et varié, où l’on va de surprise en surprise. Leur point commun ? Un rapport intense à la musique, d’abord. Dans Duo de Forsythe, le son lointain d’un piano, combiné à des sonorités fluides mais dissonantes, achève de placer cette pièce épurée dans l’abstraction. Abstraction, donc, mais pas désincarnation. C’est de la danse, de la vraie. Alternance de mouvements exaltés et de quasi-arrêts, précision diabolique des gestes et de l’équilibre entre les deux interprètes (Yoann Rifosta et Phanuel Erdmann, magnifiques) : dans cette absence indubitable de narration, l’œil, l’oreille et l’esprit ont tout loisir d’absorber (ou d’être absorbés par) ce tout fragile et harmonieux. Même le souffle des danseurs semble lui aussi sculpter le volume de la cage de scène, à l’instar de ces simples costumes noirs, légèrement translucides, qu’éclairent de sobres lumières blanches.
Le contraste ne peut pas être plus grand avec la pièce suivante, Sounddance de Merce Cunningham. Cette œuvre, l’une des plus populaires de l’artiste américain, déverse dans les oreilles du spectateur une jungle sonore indescriptible, et, pour certains tympans, difficilement supportable. Pendant ce temps-là, visuellement, on pense plutôt à quelque pastorale classicisante, avec ce large rideau de scène aux plis mordorés et ces costumes tout simples dans des tons jaune et bleu pastel.
C’est au cours de cette pièce qu’on est particulièrement frappé par ce qu’on pourrait appeler la prestance des danseurs. Ils sont droits, le visage empreint de sérieux : non pas sérieux-blasé ou sérieux-mécontent, mais sérieux-investi par sa mission, sérieux-intègre et droit dans ses bottes. Ce spectacle à lui seul mérite l’admiration. La chorégraphie, elle, n’en finit pas de se renouveler, exigeante, car la musique semble donner peu de repères rythmiques, et comportant aussi des portés spectaculaires, effectués avec fluidité. La surprise s’invite jusqu’à l’ultime seconde, quand sons et lumières s’éteignent brusquement. On est saisi, sous le choc – l’entracte arrive à point nommé pour aider à se remettre de ses émotions.
Place ensuite à la chorégraphie d’Alban Richard, nommée Hok en référence à la musique de Louis Andriessen intitulée Hoketus. Une musique tout en pulsations sur laquelle se déploie cet étonnant « solo pour ensemble », selon l’expression du chorégraphe, qui pourrait aussi s’appliquer à l’œuvre de Cunningham dans laquelle aucun soliste de se distingue. Longtemps disposés en ligne face au public, les danseurs exécutent des gestes simples, mais répétés, puis légèrement modifiés. Ainsi, à l’instar de la musique, la danse subit d’imperceptibles changements tels que, sans que l’on voie bien comment, se forment et se déforment des groupes et des mouvements. C’en est presque hypnotique. Là encore totalement dépourvue d’argument, la danse se regarde pour elle-même, comme mouvement pur. On ne cherche pas à « comprendre » – mais on ressent. À fond.
Quand le noir se fait, cette fois définitivement, on se dit que cela fait belle lurette qu’on n’a pas applaudi si fort, si longtemps, si sincèrement. Avec la sensation rare d’avoir vu une troupe exemplaire dans sa mission historique : transmettre le patrimoine de la danse contemporaine. ¶
Céline Doukhan
Ballet de Lorraine
Chorégraphies de Merce Cunningham, William Forsythe, Alban Richard
Duo
Chorégraphie : William Forsythe
Musique : Thom Willems
Scène, lumières et costumes : William Forsythe
Répétitrice : Isabelle Bourgeais
Avec : Yoann Rifosta, Phanuel Erdmann, Gleb Malychev (pianiste)
Photos : © Arno Paul
Sounddance
Chorégraphie : Merce Cunningham
Musique : David Tudor, Untitled (1075-1994)
Décor, costumes et lumières : Mark Lancaster
Remonté par Thomas Caley et Meg Harper
Répétiteur : Thomas Caley
Avec : Amandine Biancherin, Vivien Ingrams, Laure Lescoffy, Pauline Colemard, Ligia Saldanha, Guillaume Busillet, Matthieu Chayrigues, Charles Dalerci, Tristan Ihne, Luc Verbitzky
Photos : © Laurent Philippe
Hok
Conception, chorégraphie : Alban Richard
Assistant chorégraphique : Max Fossati
Musique : Hoketus, Louis Andriessen
Lumières : Valérie Sigward
Costumes : Corine Petitpierre
Répétiteurs : Thomas Caley et Valérie Ferrando
Avec : Pauline Colemard, Vivien Ingrams, Laure Lescoffy, Valérie Ly‑cuong, Sakiko Oishi, Ligia Saldanha, Matthieu Chayrigues, Charles Dalerci, Fabio Dolce, Tristan Ihne, Yoann Rifosta, Luc Verbitzky
Photos : © Arno Paul
Les Quinconces • place des Jacobins • 72000 Le Mans
Réservations : 02 43 50 21 50
Le 25 septembre 2015 à 20 h 30
Durée : 1 h 20 avec entracte
9 €