Un beau feu d’armistice
Par Cédric Enjalbert
Les Trois Coups
Le Rond-Point est en guerre, une drôle de guerre. Que les cartésiens se mettent aux abris : le rire de Topor et Ribes ravage tout, sans pitié pour les ratiocineurs. Le long de la ligne imagino, la raison a déserté. On bombarde d’absurde, on fait péter l’insolite, on saute sur des petites pièces déflagrantes. Bombe textuelle à fragmentation, « Batailles » fait des éclats… de rire.
Scène première, « bataille navale » : aristo contre prolo, ou le Radeau de la Méduse revisité. Le « méduseur » : Arditi, le « médusé » : Berléand. Paumés en pleine mer sur un radeau à l’équilibre instable, les deux compagnons de fortune nous rejouent la lutte des classes version le marquis de Blaindaimé contre Plantin. Quand le pseudo-Proust de marquis s’essaye à l’écriture d’un message de secours pour une bouteille à la mer, ça donne une prose ampoulée dans un style tirebouchonné. Du caca parfumé, dixit Plantin. Pour lui, c’est plutôt : S.O.S. Stop. S.O.S. Stop. Mais voilà, s’il a la bouteille, le marquis a la plume : pour écrire il va falloir se battre.
L’échange Arditi-Berléand est parfaitement drolatique, plein de verve et d’humour noir. Les deux pince-sans-rire à la dérive sur leur radeau pourri nous offrent un moment vraiment jouissif. La bataille reprend scène suivante : bataille au sommet. Même schéma, même stratégie. Le dandy Arditi en smoking à flanc de montagne apprend à un alpiniste en short de peau, chaussettes en laine et bonnet péruvien que l’au-delà est… un bar, genre P.M.U. dans l’Himalaya. Entre deux, Juliette laisse littéralement tomber Roméo… de son balcon en béton, parce qu’il faut savoir être raisonnable et se quitter à l’amiable. La même Tonie Marshall nous revient couverte du sang de son mari massacré, parce qu’il prenait trop de place. Bataille finale : un eurodéputé nudiste en chemise rose dans un jardin des Yvelines, un vigneron assassin reconverti en anthropologue revenu d’Afrique et Irène la femme dévoratrice que l’on se dispute… à qui voudra bien la « reprendre ».
Si Tonie Marshall assume honorablement son rôle, dans des monologues principalement, les numéros de duo explosifs Arditi-Berléand sont, eux, réellement fameux. L’un aristo délicieusement snob, l’autre matérialiste franchement fruste, tous deux s’en donnent à cœur joie dans une logorrhée absurde. Folie furieuse et délire dada des mots échangés sans raison ou la raison mise à sac, cul par-dessus tête : les comédiens s’amusent, c’est évident et terriblement vivifiant. Quant au décor de Jean‑Marc Stehlé ? Il est parfait : inventif, coloré, fantaisiste, un vrai décor de théâtre. La kitschissime statue grecque-range-bouteilles en carton-pâte, plantée entre les rosiers et le gazon d’un jardin des Yvelines, vaut à elle seule le détour. Le déroulement bien rythmé des saynètes répond à un schéma classique mais efficace, et les changements « d’atmosphère » sont extrêmement élégants.
À l’issue du spectacle, l’on se prend à imaginer la complicité qui devait animer Jean‑Michel Ribes et son copain défunt Roland Topor, deux gosses en manque de sérieux, pour écrire à deux mains « ces cinq courtes fantaisies autour du conflit » avec tant d’aisance et de spontanéité. Voilà donc un beau feu d’armistice, pardon traité d’artifice, qui éclate en faveur d’une « paix qui bouge, qui remue, qui a du rythme, une paix aux joues rouges, avec des bleus par-ci par-là, une paix qui danse et qui rigole, une paix vivante quoi, qui roupille pas, bref, une paix toute faite de batailles » (Jean‑Michel Ribes).
À noter : le post-scriptum à la note d’intention. « P.‑S. : le Théâtre du Rond-Point, dont la mission est de programmer les seuls auteurs vivants, a accepté tout à fait exceptionnellement pour Batailles que la composition de l’auteur soit constituée pour 50 % de vivant, considérant que les autres 50 % sont de rire éternel ». Voilà, me semble-t-il, ce qu’on appelle le « rire de résistance ». ¶
Cédric Enjalbert
Batailles, de Roland Topor et Jean‑Michel Ribes
Mise en scène : Jean‑Michel Ribes
Assistante à la mise en scène : Camille Kiejman
Avec : Pierre Arditi, François Berléand, Tonie Marshall
Décor : Jean‑Marc Stehlé assisté d’Audrey Vuong
Costumes : Juliette Chanaud
Lumières : Hervé Gary
Son : Samuel Gutman
Photos : © Brigitte Enguérand
Théâtre du Rond-Point • 2 bis, avenue Franklin‑D.‑Roosevelt • 75008 Paris
Réservations : 01 44 95 98 22
Du 20 février au 20 avril 2008 à 21 heures, dimanche à 15 heures
Durée : 1 h 25
33 € | 24 € | 16 € | 14 € | 10 €