Yallah !
Par Isabelle Jouve
Les Trois Coups
Dans « Bled Runner », le comédien, humoriste et écrivain algérien Fellag nous livre un spectacle réjouissant, créé autour de quelques-uns de ses textes les plus connus.
Le talent d’acteur de Fellag n’a d’égal que son talent d’auteur. C’est un écrivain, un vrai. Sa plume, bien qu’acérée, ne manque pas de tendresse. Depuis plus de vingt ans, il nous parle de manière décomplexée des relations compliquées entre la France et l’Algérie. Pour lui, « il est urgent d’exorciser ces sujets qui minent les rapports entre nos deux mondes. Ces rapports sont si tendus, si délicats, que seul l’humour peut les caresser sans se brûler les doigts ». Il est aussi urgent de « rire de tout ce qui fait mal à notre mémoire et à notre présent communs ».
Fellag fouille aussi « dans la profondeur de l’être algérien face à ses problèmes de société ». Il raconte les débordements d’une autorité patriarcale, les rapports déséquilibrés entre les hommes et les femmes, les abus du pouvoir, les frustrations de la jeunesse, les espoirs, etc. Il rend compte d’une réalité crue, sans tabou.
Dans Bled Runner, l’artiste nous propose un voyage labyrinthique à travers ses œuvres pour nous raconter son histoire au regard de l’Histoire, avec mordant et légèreté. Il nous parle de sa vie de petit garçon dans un village berbère, pendant la colonisation française (« Mon père était un colonisé, qui s’était battu aux côtés de son colonisateur pour l’aider à se décoloniser » ou bien « On s’ennuyait beaucoup. Heureusement que les avions venaient nous bombarder de temps en temps. »). Lui qui ne parle pas français va devoir apprendre une nouvelle langue et une nouvelle culture, qu’il devra ensuite oublier au profit de l’arabe.
Les rires du public m’ont empêchée d’entendre certaines répliques
Fellag nous conte aussi sa famille, ce père rigide à la moustache tendue et cette mère qui désire plus de légèreté joyeuse. Toute cette partie est vraiment excellente. À tel point que les rires du public m’ont empêchée d’entendre certaines répliques.
Puis, on passe à la période de la postcolonisation : « Après sept ans de guerre, l’indépendance est arrivée… ou bien, elle est partie ? ». Les jeunes hommes s’ennuient, ils « tiennent les murs », sont sexuellement frustrés. D’où l’émergence de ces « caleurs » qui profitent de l’affluence dans un bus pour caler, serrer les femmes de trop près, ces femmes qui, elles, sont condamnées au silence.
La dernière partie du spectacle porte sur ce quadragénaire contraint de quitter son pays. Pour pouvoir partir, il s’écrit une lettre de menaces, document obligatoire lors de la constitution du dossier : « Je me suis menacé. Je me dis tout ce que je ne me suis pas dit depuis que je suis né ! ». Après un périple en bateau jusqu’à Marseille, ce qui le frappe en arrivant, c’est que la France ressemble à ses souvenirs d’enfance. « Finalement, la France, c’est une Algérie française qui a réussi ! » Puis, l’histoire se termine par son voyage en train jusqu’à Paris, au cours duquel on le prend pour un terroriste.
Il y a beaucoup de temps forts dans ce spectacle. On sent que Fellag est férocement attaché au pays qui l’a vu naître, souffrir puis s’exiler. Toutefois, une partie de ce seul en scène manque d’un souffle d’équilibre. À un certain moment, la magie retombe légèrement. Cela n’est pas dû à la performance de Fellag, mais au choix des textes. Et c’est dommage. Par exemple, le sketch sur le cinéma est très confus et plutôt incompréhensible. Celui sur les barbus infiltrés, un peu long.
On prend néanmoins beaucoup de plaisir à écouter ce grand artiste nous conter son Algérie natale, sans fard et sans reproches. ¶
Isabelle Jouve
Bled Runner, de Fellag
Mise en scène : Marianne Épin
Avec : Fellag
Lumières : Pascal Noël
Son : Christophe Sechet
Vidéo : Quentin Vigier
Dessin à la plume et aquarelle : Slimane
Costumes : Eymeric François
Construction décor : Frédéric Warnant et Emmanuel Laborde
Photo : © Christophe Vootz et Charlotte Spillemaecker
Théâtre du Rond‑Point • 2 bis, avenue Franklin‑Roosevelt • 75008 Paris
Réservations : 01 44 95 98 00
Site du théâtre : www.theatredurondpoint.fr
Métro : Franklin‑Roosevelt
Du 23 février au 9 avril 2017, du mardi au samedi à 18 h 30, dimanche à 18 h 30
Durée : 1 h 30
40 € | 30 € | 18 €