À l’unisson
Par Léna Martinelli
Les Trois Coups
La nouvelle création de Crystal Pite était attendue. 41 interprètes du Ballet de l’Opéra se partagent la scène dans un spectacle total éblouissant, profond et virtuose, qui interroge le collectif et la place de chacun dans le groupe humain.
Après le succès retentissant de The Seasons’ Canon, en 2016, Crystal Pite retrouve l’Opéra de Paris pour une nouvelle pièce (création mondiale). Née au Canada, formée au Ballet de Francfort, Crystal Pite est nourrie des langages de Forsythe, Kyliàn ou encore Mats Ek. Elle a réalisé une cinquantaine d’œuvres pour des compagnies prestigieuses et la sienne, Kid Pivot, créée à Vancouver en 2002. Mêlant mouvements imprégnés de sensibilité théâtrale, univers sonore original et scénographie sophistiquée, son style est unique, malgré son inspiration néo-classique.
Crystal Pite continue d’explorer les thèmes qui lui sont chers : les rapports de force et plus particulièrement les conflits entre l’individu et le groupe. Corps traversés par des forces contraires, personnages en lutte avec l’extérieur, duos et communautés tour à tour réunies et adversaires : son esthétique transfigure, sur la scène, l’ensemble des relations qui se trament dans nos vies.
Danse organique
Le propos est emprunt de mystère, avec une dernière scène tirée par les cheveux, mais en trois actes la pièce tente de retracer une partie de l’évolution de l’humanité. Selon la chorégraphe, les conflits perdurent d’hier à aujourd’hui. Après les mouvements sociaux évoqués dans le premier acte, centré sur la bureaucratie et le taylorisme des derniers siècles, le second acte paraît presque pacifié. En tout cas, les individualités s’y détachent plus clairement, mais ils restent traversés d’antagonismes. Body and Soul s’achève dans un espace temps indéterminé. Sous ses dehors futuristes, la barbarie qui est évoquée est hors d’âge.
Sommes-nous maîtres de nos gestes, de nos affects ? Scénario ou histoire, signes projetés ou écrits sur la scène, échantillonnages, textes dits en direct ou pré-enregistrés, comme ici, Crystal Pite travaille toujours avec du texte, quoique jamais de façon narrative. Ainsi, dans Body and Soul, Marina Hands décrit les mouvements de deux danseurs appelés « figure 1 et figure 2 », répétant les mots de Crystal Pite comme un leitmotiv pendant toute la pièce. Le sens évolue en fonction de l’interprétation de la comédienne, laquelle tient, en fait, le rôle de marionnettiste. Ses indications agissent sur les danseurs, même s’ils s’en affranchissent progressivement, dans d’étonnantes variations. Cependant, la voix maquillée, triturée, étirée, ne cesse d’influencer. Qui tire les ficelles : notre conscience ? Dieu ? Un gourou ? Une intelligence artificielle ? Car si cette entité supérieure manipule avec froideur, elle fait également preuve de compassion.
Entre souplesse, grâce et gestes mécaniques, le vocabulaire chorégraphique de Crystal Pite conjugue audace et rigueur, pioche dans le hip hop, la danse contemporaine ou le néo-classique. Mouvements synchroniques alternent avec décentrements ou ruptures. Les tableaux d’ensemble traduisent de façon puissante l’intelligence collective, la solidarité, sans omettre les terribles phénomènes de foule. De ce chœur, impressionnant sur le vaste plateau de Garnier, émergent des figures fortes. Les duos (entre deux individus, groupes ou espèces) son tantôt en harmonie, tantôt en opposition.
Malgré la quête d’unité, le groupe prend sans cesse le dessus, quitte à noyer l’humain. Quel talent à mettre en scène la foule ! Le centre de gravité est en perpétuel déplacement et les moments de fusion contrastent avec des élans de séparation. Dans un va-et-vient hypnotique, ces mouvements de vague subjuguent. Il faut une parfaite coordination pour que 41 danseurs soient à ce point à l’unisson. Surtout, la langue de Crystal Pite est fluide et généreuse.
Virtuose
Celle-ci invite les danseurs à dépasser leurs limites et insuffle à chacune de ses chorégraphies une charge émotionnelle débordante et communicative. Les interprètent puisent leur énergie dans le sol et dans des éléments antinomiques sous tension permanente. Cette danse viscérale, tellurique même, projette les interprètes dans une cadence effrénée. Quel que soit le rythme, le groupe fait corps. Non seulement Crystal Pite sait utiliser les capacités du Ballet de l’Opéra à se mouvoir ensemble, mais valorise aussi des solistes. Virtuose, chacun s’élève pour dire le besoin, l’échec, le courage, le désespoir, le désir, la joie, l’ambivalence, la frustration, l’amour.
Esthétique soignée, lumières léchées et atmosphères oniriques contribuent à la magie car, après un univers kafkaïen, nous traversons un champ de bataille, un violent orage, avant de plonger dans une sorte de magma, à moins que ce ne soit le cosmos ? En effet, la fresque en noir et blanc évolue au dernier acte vers une partition qui brille de mille feux. Le dispositif de feuilles en aluminium dorées conçu par Jay Gower Taylor tranche avec l’atmosphère sombre des deux premières parties. Quant à l’univers sonore – savant alliage de musique et de sons incorporant voix et bruits d’ambiance – il est vraiment original. Le patchwork est composé de sonates (Chopin), de musique expérimentale et d’envolée pop.
Avec Body and Soul, Crystal Pite signe donc un spectacle magnifique qui s’appuie remarquablement sur la force du ballet de l’Opéra. La profondeur du propos, la sensibilité et l’esprit de la chorégraphe épatent, touchent, galvanisent. Corps et âme. ¶
Léna Martinelli
Body and Soul, de Crystal Pite par le Ballet de l’Opéra de Paris au Palais Garnier
Avec : Léonore Baulac, Ludmila Pagliero, Marion Barbeau, Héloïse Bourdon, Hannah O’Neill, Muriel Zusperreguy, Aurélia Bellet, Eléonore Guérineau, Simon Le Borgne, Lydie Vareilhes, Ida Viikinkoski, Letizia Galloni, Juliette Hilaire, Caroline Osmont, Charlotte Ranson, Lucie Devignes, Marion Gaultier de Charnacé, Ninon Raux, Seehoo Yun, Hugo Marchand, François Alu, Alessio Carbonne, Marc Moreau, Sébastien Bertaud, Aurélien Houette, Axel Ibot, Daniel Stokes, Simon Valastro, Adrien Bodet, Adrien Couvez, Yvon Demol, Grégory Dominiak, Alexandre Gasse, Hugo Vigliotti, Takeru Coste, Giorgio Fourès, Julien Guillemard, Loup Marcault-Derouard et Antonin Monié
Voix : Marina Hands
Musique originale : Owen Belton
Scénographie : Jay Gower Taylor
Costumes : Nancy Briant
Lumières : Tom Visser
Assistant de la chorégraphe : Éric Beauchesne, Jermaine Spivey
Durée : 1 h 20
Opéra Garnier • Place de l’Opéra • 75009 Paris
Du 26 octobre au 23 novembre 2019, du mardi au samedi à 20 heures, matinée supplémentaire le samedi à 14 h 30, dimanche 10 et 17 novembre à 16 heures
De 12 € à 99 €
Réservation en ligne ici ou par téléphone : 08 92 89 90 90 (0.35 € TTC / min hors coût éventuel selon opérateur depuis un poste fixe) ou au +33 1 71 25 24 23 depuis l’étranger
2 réponses
Un bel article, intéressant. Vous avez omis un danseur dans la liste: Simon Le Borgne, qui dansait en duo avec Marion Barbeau.
Bonjour, Oups ! Merci, je modifie.