Pop-up en technicolor
Par Marie Lobrichon
Les Trois Coups
Hôtesses de l’air délurées, passions amoureuses et avion télécommandé : Yael Rasooly et le Nuku Theater nous invitent à embarquer pour un voyage foutraque à bord de leur spectacle aux mille et un décors en carton technicolor. Bon voyage ? Et comment !
« Freakish Airlines est heureux de vous accueillir sur son vol à destination de New York ». Si certains spectateurs entrés parmi les premiers dans la salle ont eu du champagne et pas vous (ah, les veinards…), pas de quoi s’en formaliser : de l’euphorie et du délire, il y en aura pour tout le monde. Et garanti sans gueule de bois. Les hôtesses de l’air Michelle et Micky – jumelles de surcroît – et le commandant de bord se feront d’ailleurs un plaisir d’animer votre voyage en vous offrant une sélection de programmes divertissants : l’enfant sage parti jouer avec son avion (et accessoirement se faire tabasser par une petite peste) pendant que ses parents se déchirent à la maison ; les amours tragiques de jumelles américaines ; une hôtesse de l’air tombée amoureuse d’un passager…
Sans temps mort, les tableaux défilent sur scène en une succession d’histoires à la fois drôles et tragiques, happant au passage le spectateur dans un tourbillon burlesque absolument jouissif. Une décharge d’adrénaline survitaminée, dans laquelle l’énergie décapante et communicative des trois comédiens joue pour beaucoup. Les acteurs du Nuku Theater livrent ici une performance de haute précision, campant tour à tour une myriade de personnages avec une rythmique impeccable et sans aucun contretemps, pour un effet comique garanti. Le cockpit s’amuse, et nous aussi. Que demander de plus ?
Pop-up pour adultes
Pour nous embarquer dans tous ces univers, il faut une certaine dose de dinguerie, mais aussi d’ingéniosité. Ça tombe bien : Bon Voyage est dans son genre une petite prouesse en la matière. Ici, pas besoin d’effets spéciaux pour passer du cockpit d’un avion à une banlieue résidentielle des États-Unis, pas plus que pour faire se transformer une petite fille en taulard en cavale. Un seul élément suffit : le carton. On pourrait croire à un expédient simpliste, mais c’est bien tout l’inverse. En deux temps trois mouvements, les comédiens parviennent, sous l’œil médusé des spectateurs hilares, à transformer la scène en véritable pop-up vivant. Mais entendons-nous bien : un pop-up hacké par des adultes en plein délire. Imprimés, découpés, pliés… décors, masques, costumes et objets en tous genres déploient une kyrielle de mondes et de personnages entre l’archétype et le monstre, le kitch et le surréalisme. Sourire figé à demi, œil écarquillé, les découpes du carton déforment les visages des comédiens pour en faire des figures tout à la fois comiques et cauchemardesques.
Car si le principe plastique fait écho à des jeux enfantins, le rire qui en découle n’a rien de puéril ou de naïf. De la même manière que le pop-up joue sur les dimensions physiques, faisant surgir le relief à partir d’un support plan, Bon Voyage taquine également la question des volumes dans la narration. Toutes les histoires sont-elles à mettre sur le même plan ? Se superposent-elles, s’englobent-elles les unes les autres ? Au fil du spectacle, les univers se déplient, s’enchâssent, se répondent : et si l’avion télécommandé était en fait le même que celui où nous avons embarqué ? Et si les hôtesses de l’air n’étaient autres que les jumelles américaines ? Et si toutes ces histoires n’étaient que la seule face visible d’une réalité plus complexe en, au moins, trois dimensions ?
C’est ce que laissent suggérer deux moments particulièrement troublants du spectacle, où l’hyperaction scénique se tait pour laisser place à un monologue intérieur : « Parfois, je rêve que dans une vie parallèle je suis une hôtesse de l’air qui tombe amoureuse d’un passager ». Instants de grâce, comme suspendus, où Yael Rasooly semble creuser une fente dans la toile apparemment lisse de son spectacle. Peut-être y a-t-il plusieurs versions possibles d’une même réalité. Peut-être cette version n’est-elle que la face légère, drôle, alors que derrière elle se situent la tragédie et l’émotion. Si Bon Voyage fait le choix du rire, cela ne veut pas dire que derrière la surface il n’y ait pas d’autres dimensions cachées. Mais bon Dieu, quel bonheur de profiter de celle-ci. ¶
Marie Lobrichon
Bon Voyage
Mise en scène : Yael Rasooly
Avec : Andres Roosileht, Katri Pekri, Kaisa Selde
Auteur et consultant artistique : Etgar Keret
Graphisme : Ran Daniel Kopiler
Assistants artistiques : Ran Daniel Kopiler et Gili Beit Hallahmi
Scénographie et costumes : Britt Urbla Keller
Effets spéciaux et solutions techniques : Stefan Tarabini
Ingénieurs du son : Mait Visnapuu et Binya Reches
Lumières : Targo Miilimaa
Doublage voix : Maxime Le Gall
Traduction : Andres Roosileht
Coproducteurs et partenaires : Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières, Dancing Ram theater Jerusalem, Rabinovitch Foundation for the Arts
Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes • 08000 Charleville-Mézières, les 23 et 24 septembre 2017
À découvrir sur Les Trois Coups,
Les trois coups… de cœur, par Léna Martinelli
« Spartacus » : un coup de maître !, par Léna Martinelli
Estomaqués, par Olivier Pradel