Brève rencontre avec Jean‑Michel Ribes, auteur dramatique, metteur en scène, réalisateur, directeur de théâtre

Jean-Michel Ribes © Giovanni Cittadini Cesi

« Je me sens nombreux »

Par Rodolphe Fouano
Les Trois Coups

Auteur dramatique, metteur en scène, réalisateur, Jean‑Michel Ribes dirige le Théâtre du Rond-Point depuis 2002.
Échange avec un homme libre qui a fait du rire une « arme de résistance ».

Entre confessions et autobiographie, Mille et un morceaux est l’une des heureuses surprises de la rentrée littéraire 2015 1. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous raconter ?

On m’a souvent demandé de raconter mes souvenirs. Chaque tentative a échoué, car je ne me reconnaissais pas dans les transcriptions que l’on me présentait. Sophie de Sivry, qui a édité l’Intranquille de Gérard Garouste, a su me pousser avec intelligence à faire le livre moi-même. Une petite capsule s’est ouverte, et j’ai décidé d’écrire au gré de ce qui me venait.

Ce qui affleure n’est pas toujours le plus important : je mets ainsi à équivalence le long travail que j’ai réalisé avec Alain Resnais et mon goût pour les lanières de guimauve… Je voulais qu’apparaisse la sensibilité du vécu, et que l’on sente la distance que le temps a mise entre ce vécu et l’écriture.

Je n’ai pas sombré dans le nombrilisme immodeste. J’ai d’abord essayé de m’oublier. Puis de raconter l’histoire de quelqu’un qui était moi, mais que je découvrais en écrivant. A suivi la libre circulation des associations d’idées, sur le mode des cadavres – ou des vivants – exquis, avec le besoin de ménager de temps en temps des respirations que j’ai appelées des « miettes ».

Cet inventaire de la dispersion vous a-t-il permis de recomposer votre « unité » ?

C’est le phénomène de la mosaïque : un petit carreau noir, puis un petit carreau rouge ne représentent d’abord rien, sauf le plaisir de passer d’une couleur contrastée à une autre. Et puis à la fin, apparaît un dessin. Quelqu’un m’a dit que j’avais fait mon portrait à travers les autres. Je trouve que c’est assez juste. J’ai beaucoup parlé de mes amis, de ceux qui dans ma vie m’ont aidé à tenir debout et que j’ai quasiment regardés comme des œuvres d’art tant ils m’ont inspiré.

J’ai choisi ce titre parce que je me sens vraiment nombreux. Arthur Cravan – je prépare actuellement une nouvelle version de Par‑delà les marronniers – parle de sa « funeste pluralité » 2. On peut aimer à la fois une œuvre d’art dans un musée et une chose assez vulgaire dans la rue, la poésie d’une femme distinguée et une putain… Je revendique cette pluralité, cette variété. La diversité, c’est la vie.

Quand avez-vous écrit Mille et un morceaux ?

J’y ai travaillé pendant un peu plus d’un an. J’ai retrouvé dans mes carnets des dates précises, ce qui permet à ce livre qui n’a pas de chronologie de situer les faits avec exactitude. Mais ce n’est pas un journal.

J’écrivais le matin, tout en continuant à diriger le Rond-Point qui n’est pas une cour de récréation toute la journée… Le matin, on est encore baigné par la fraîcheur des rêves de la nuit.

Toutes les pages sont contemporaines, écrites dans le même élan. D’où une unité de ton, même s’il y a un contraste entre les choses émouvantes ou tristes et les épisodes drôles voire burlesques ou absurdes.

Vous dressez de truculents portraits de personnalités. Votre dîner avec Jean Mercure, le directeur fondateur du Théâtre de la Ville attaqué par votre chat est hilarant, tout comme le récit de vos virées avec Jacques Villeret et Jacques Dutronc à la sortie de Sainte-Anne…

Nous étions des espèces d’explorateurs à la recherche de l’ennui d’une exceptionnelle densité. Pour cela, le dimanche est le jour rêvé. Nous avions découvert le meilleur endroit de Paris : l’hôtel PLM Saint-Jacques, un cinq étoiles du XIVe arrondissement. Nous y passions des heures, fascinés par l’inintérêt total des choses et par l’ennui prodigieux qui s’échappait. Ensuite, nous allions voir les fous…

Vous faites le récit de votre itinéraire et de celui de votre bande (Roland Topor, Gérard Garouste…). Mais on croise aussi Alain Cuny, Montherlant (que vous croyez avoir assassiné), Ionesco (sur les genoux duquel vous renversez son petit déjeuner)…

En terminant le livre, j’avais bien conscience qu’il y a plein de gens dont je n’ai pas parlé. Ce n’est pas du tout exhaustif. J’ai fixé les souvenirs dans l’ordre où ils me sont venus et les premiers arrivés ont été les premiers servis !

Certaines anecdotes, parfaitement exactes et peu connues, peuvent être utiles à d’autres. Mais mon but n’était pas de faire une encyclopédie ou un livre d’histoire, ni même une autobiographie avec un début et une fin.

Je voulais seulement laisser apparaître ce qui m’a traversé : des choses parfois futiles qui m’ont amusé, d’autres plus graves qui m’ont bouleversé, mais en maîtrisant la forme, pour échapper à la confession intimiste qui ne représente aucun intérêt, sans sombrer pour autant dans le développement romanesque qui éloigne de la vérité.

Vous évoquez votre enfance, le divorce de vos parents et vos exploits amoureux sur le mode de l’autodérision…

Je n’ai pas parlé de mes amours, mais seulement de certains épisodes où j’apparais comme le dindon de la farce. Écrire la douleur d’une passion ou le bonheur d’un grand amour dévoile la peau morte du vécu. C’est indicible. J’ai préféré décrire des situations vaudevillesques assez amusantes.

Les pages les plus touchantes concernent votre fille Alexie à qui vous dédiez ce livre…

Elle est apparue en faisant des choses totalement incroyables. Enfant, elle fabriquait du cinéma avec des bouts de papier qu’elle collait sur la télévision. Je ne lui ai rien appris. Elle était dans ce monde-là.

Elle est comédienne aujourd’hui, et ça ne se passe pas mal du tout. Elle a cette capacité elle aussi de trouver des issues de secours à une réalité souvent contraignante, par le spectacle ou l’invention d’une écriture.

Quel est le plus difficile des deux exercices : parler de soi ou parler des autres ?

C’est équivalent. Quand on parle des autres, on est terrorisé à l’idée de passer à côté. Quant à parler de soi, c’est extrêmement désagréable, car pour bien parler de soi, il faut vraiment devenir un autre… Et quand on est un autre, est-on encore soi-même ? Je n’en sais rien. J’ai essayé de dépasser cet obstacle en ayant le plaisir de l’écriture.

Avez-vous été surpris par la réception de votre livre ?

On est allé jusqu’au troisième tour du Renaudot de l’essai… Cela m’a sidéré. La presse m’a surpris aussi, surtout celle qui n’a pas l’habitude d’être tendre avec moi.

Avec ce livre, j’ai cessé aux yeux de beaucoup d’être seulement l’homme qui a fait Palace, Merci Bernard, Théâtre sans animaux ou Musée haut, musée bas, et qui dirige le Rond-Point…

D’un coup, on se dit : « Tiens, il mange aussi des crevettes, il fait pipi, il a aimé, il a pleuré… ». Derrière le glacis public, les gens aperçoivent soudain un homme qu’ils semblent découvrir. Ils auraient pu le faire à partir de mes pièces dans lesquelles je me révèle autant, mais non.

C’est à la fois touchant et très curieux.

Votre livre est ponctué de « morceaux et miettes ». La fulgurance est-elle la meilleure définition du style ?

Ce sont des petites formes courtes, des aphorismes, qui ménagent des aérations, des récréations. Cela me semble nécessaire dans un livre. J’aime la phrase courte. Elle a la force de la flèche. Avec elle, on ne délaie pas.

Cravan disait : « La pensée sort du feu ». Je ne sais pas si c’est le style, car je pense que le style ce n’est pas l’homme mais le déguisement de l’homme… En tout cas, je suis incapable d’écrire à partir d’un fait-divers ou d’un article de journal. C’est en ce sens que j’ai besoin de fulgurance aussi. Je peux réagir un matin en entendant une phrase. Puis une autre me vient. Des personnages naissent. Ils me guident et m’entraînent. C’est comme le feu, oui. Ou comme un nuage qui apporte soudain la pluie. Certes, ce nuage ne vient pas de nulle part, il est plein des scories de la réalité. Mais sans la conscience analytique du récit. C’est une voix. On est presque parlé. Quand j’arrivais à écrire en m’oubliant, j’étais parlé par moi-même. La force de l’évocation doit imposer la phrase brute de décoffrage.

Dès que le sens m’apparaît, j’arrête d’écrire. Dès que j’ai conscience de dire une leçon, de délivrer un message ou de faire une belle description, je m’ennuie. Il y a alors comme un dédoublement dans lequel je vois de la manipulation. Je veux rendre la force du vécu. Comme au théâtre où la viande et l’esprit se mélangent !

Bien sûr, il faut que la pluie, ou ce qui sort du volcan soit talentueux. Ça peut être de la merde aussi ! Au lecteur de juger…

Vos copains de Charlie Hebdo sont tombés sous les balles de fanatiques. Le rire de résistance que vous préconisez depuis tant d’années n’est-il pas une arme insuffisante ?

Ça a toujours été une arme insuffisante, mais elle a permis de faire respirer les gens. Staline ne disait-il pas « Un pays vraiment heureux n’a pas besoin d’humour » ?

Songeons au plus pauvre des pauvres, à ce philosophe qui passait son temps à se masturber sur une place publique dans son tonneau, je veux parler de Diogène. Quand le Obama de l’époque, Alexandre le Grand, lui dit : « Que veux-tu que je te donne ? », il lui répond : « Écarte-toi de mon soleil, car tu me fais de l’ombre ». Cela montre que les plus puissants ne sont rien. Ou plutôt que tout le monde est puissant. De Rabelais à Voltaire, du chevalier de Lasalle à Queneau, ces esprits nous invitent à résister.

L’ennui, aujourd’hui, c’est qu’on développe davantage une ricanerie épuisante et systématique que le rire de résistance. On baigne dans le fast food du rire. Les grands rieurs développent à l’inverse une arme magnifique contre le formatage des gens qui savent et contre l’esprit de sérieux.

Ne faudrait-il pas passer à l’étape suivante et prendre les armes ?

On est dans une situation de ronronnement et d’anesthésie incroyable, vous avez raison. Le politiquement incorrect a changé de côté. Autrefois prérogative de Charlie Hebdo ou de Hara-Kiri, il est aujourd’hui l’apanage du Front national. On marche sur la tête !

Il faudrait une espèce de nouveau Mai‑68. Mais l’offre politique qui se présente à nous ne fait pas rêver. Et si certains jeunes s’engagent, c’est dans le camp de la haine animé par des fous qui leur présentent un immense cinéma dans lequel ils croient devenir acteurs…

Les milieux traditionalistes d’extrême droite (Agrif) vous ont poursuivi en justice pour avoir programmé Gólgota Picnic de Rodrigo García, en 2011. Le procureur vient de demander votre relaxe. Dans quel état d’esprit attendez-vous le verdict ?

À l’époque, Civitas m’a agressé. On m’a recouvert de merde. Nous avons joué devant 400 C.R.S., j’ai reçu 180 lettres de menace de mort… L’imbécillité absolue de l’accusation a conduit la procureur elle-même à réclamer la relaxe.

Il est émouvant de comparaître devant la 17e chambre 3. C’est là que s’est tenu le procès de Baudelaire, ou celui de Flaubert.

Si cette condamnation passait, il faudrait interdire 90 % des livres, à commencer par le plus odieux, le plus monstrueux, le plus pornographique, le plus infanticide de tous : la Bible !

J’attends le verdict sereinement. Il sera rendu le 10 décembre.

Voilà bientôt quatorze ans que vous dirigez le Théâtre du Rond-Point, dédié aux écrivains de théâtre vivants. Peu pariaient en 2002 sur le succès de l’entreprise. Avez-vous atteint tous vos objectifs ?

Nous sommes parvenus à faire revivre ce théâtre. Notre audace joyeuse a su montrer que certains créateurs écartés du circuit et surtout des auteurs vivants pouvaient trouver leur place.

On est parti comme des fous dans des eaux inconnues. Notre petit bateau pirate a parfaitement vogué et abordé des îles étranges : nous avons créé 568 auteurs vivants !

Le comité de lecture fonctionne : il reçoit 1 500 manuscrits par an (plus que les services d’aide à la création du ministère de la Culture !). Quant à la fréquentation, elle est grande, et le public est varié.

Si nous avons raté quelque chose, c’est de faire comprendre aux tutelles qu’on ne peut pas continuer à mener cette mission avec si peu de moyens. L’État et la Ville de Paris apportent 2 millions d’euros chacun, soit 36 % du budget, cela ne correspond même pas au théâtre en ordre de marche si l’on y donne 40 spectacles par an.

Le Rond-Point fonctionne avec 64 % de recettes propres ?

Oui. Ce qui est exceptionnel : je devrais avoir ma statue à côté de celle du général de Gaulle en bas des Champs-Élysées ! Là, au moins, on pourra parler de « tout à l’ego » ! 4.

Cette situation nous a obligés à inventer un nouveau mode de gestion, une nouvelle manière de faire. Et comme le succès est au rendez-vous, avec un billet moyen à 18 euros, l’État et la Ville de Paris doivent se dire : « Pourquoi lui donner des chaussures puisqu’il peut courir pieds nus ? ». Sauf que là, nous avons des ampoules !

Je ne sais pas ce qui va se passer. Nous sommes en plein débat, et c’est compliqué. Le budget est d’environ 11 millions. Il faut donc que je trouve chaque année 7 millions.

De quoi êtes-vous le plus satisfait ?

J’ai évoqué la diversité de la vie. Ce théâtre en est l’exemple. Je programme ce que j’aime : des mauvaises herbes de la culture à côté des grands glaïeuls de l’institution, les uns étant plus parfumés que les autres…

Je suis content que le Rond-Point fonctionne comme un forum. D’un côté, il y a les auteurs qui racontent le monde et qui l’exhibent ; de l’autre, il y a des acteurs de l’actualité qui viennent débattre. Il y a eu ici des débats essentiels en rupture avec le ronronnement habituel.

Votre mandat se terminera fin 2016. Quel avenir imaginez-vous pour le Rond-Point dont le statut est un ovni dans le paysage théâtral français ?

La Ville comme l’État souhaitent que je reste. Je ne l’accepterai que si le montant des aides est revalorisé. Faute de quoi, j’irai faire du théâtre ailleurs et du cinéma.

Si nouveau mandat il y a, je rappellerai auprès de moi Pierre‑Yves Lenoir, qui a fait ce théâtre avec moi et qui est aujourd’hui administrateur de l’Odéon. À terme, je voudrais lui passer la main, en l’entourant de quelques auteurs associés. Ce que je voudrais éviter surtout, c’est qu’après moi, on programme ici Cyrano de Bergerac ou l’École des femmes, suivis de je ne sais quel Shakespeare soi-disant « notre contemporain ».

Le succès de vos séries télévisées Merci Bernard et Palace, et même celui du Rond-Point, n’ont-ils pas occulté votre œuvre littéraire ?

Si, bien sûr. Dans l’esprit des gens, je suis le directeur du Rond-Point et le type qui a fait Palace. Cela ne m’a pourtant pas empêché d’écrire mes pièces qui sont largement jouées par les compagnies… Mais pour beaucoup, metteur en scène, c’est plus qu’auteur. Étrange hiérarchie… 

Propos recueillis par
Rodolphe Fouano

  1. http://www.editions-iconoclaste.fr/spip.php?article2108

Voir aussi notre recension dans le bulletin bibliographique des Trois Coups :

https://lestroiscoups.fr/les-trois-coups-signalent-les-parutions-recentes-consacrees-au-theatre-a-ne-pas-manquer-4/

  1. Par-delà les marronniers est édité à L’Avant-scène théâtre (no 1265). Ce volume contient en annexe une série de témoignages intitulée « Ribes vu par ses contemporains ».
  2. Lire le compte-rendu du procès par Lise Facchin :

https://lestroiscoups.fr/a-g-r-i-f-contre-rond-point-et-solitaires-intempestifs/

  1. Allusion au sobriquet par lequel certains le désignent dans la profession.

Pour en savoir plus et consulter la programmation du Théâtre du Rond-Point saison 2015-2016 :

www.theatredurondpoint.fr

Photo de Jean‑Michel Ribes : © Giovanni Cittadini Cesi

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