Le gouffre d’un Prince
Par Florence Douroux
Les Trois Coups
C’est l’histoire d’une erreur tragique. Une conjuration se trame, passionnante, autour d’un prince qui s’est trompé de liberté. Bruno Dairou et Édouard Dossetto proposent leur vision de « Caligula », d’Albert Camus, au studio Hébertot. Pris à partie par d’excellents comédiens, le public devient assemblée de patriciens.
Après trois jours d’absence inexpliquée, l’empereur Caligula réapparaît. Il a changé. Le décès de sa sœur bien-aimée l’a plongé dans un drame existentiel : comment vivre l’absurde ? Usant de son pouvoir jusqu’à la folie, dans une quête désespérée d’absolu et de bonheur, il se perd dans une descente aux enfers jusqu’à la mort. L’adaptation de Bruno Dairou et Édouard Dossestto, loin de réduire Caligula à un tyran odieux, s’attache à montrer la fragilité d’un être tourmenté dans ses paradoxes.
« Au tout début, j’ai pensé monter la pièce comme on donne une alerte, avec en mémoire cette phrase de Brecht dans La Résistible Asension d’Arturo Ui: “ Le ventre est encore fécond d’où a jaillit la bête immonde ”. Finalement, je me suis recentré sur la beauté de la langue de Camus, en voulant éviter le piège de la contextualisation et celui de la contemporanéité », explique Bruno Dairou.
Pas question, donc, de figurer Caligula comme le premier dictateur de tous les temps, ni d’ailleurs de montrer le portrait moderne d’un tyran de l’histoire. Un parti pris respectueux de l’intention de Camus qui, volontairement, n’a pas pointé de contexte politique particulier. II indiquait même que le décor n’avait pas d’importance et que tout était permis « sauf le genre romain ».
Une adaptation stylisée et intemporelle
Un carré cerné de leds constitue l’espace du cœur de l’action. Sur les côtés, immobiles, regards droits, surveillants, se surveillant, les comédiens extérieurs aux scènes sont à la fois témoins silencieux, garde rapprochée, faux amis. Vêtus de vestes sombres, identiques, ils voient tout sans regarder. Un étau se resserre autour de Caligula, dans ce lieu unique frangé de lumières. Les scènes plus intimes sont enveloppées de clairs obscurs bleutés, révélateurs de toutes les confessions qui jaillissent dans cette pièce cinglante. Dans la pénombre, l’intérieur du carré deviendra cage du crime.
Pour tout décor, des cubes blancs maniés par les comédiens sont à la fois trône et sièges, colonnes, repères. Une chorégraphie visuelle très rigoureuse, à l’inverse du chaos qui se joue : « Plus l’ensemble est ordonné, plus l’esprit du spectateur – allégé – peut se concentrer sur ce qui se passe, et sur le texte », explique Édouard Dossetto. L’habileté et l’efficacité de cette orchestration ne font aucun doute.
Éloquence !
Grâce à une mise en scène qui ne les dévore pas, au contraire, les comédiens font jaillir les mots de cette pièce immense dans toute leur puissance : quelle joie ! Antoine Laudet, en Caligula, offre une interprétation tout en maîtrise de ce personnage si follement ambigu. Neutre et détaché, il semble en marge, ailleurs. Concerné mais déjà étranger, isolé dans un entre-deux mondes qui n’existe pas. Caligula court en effet à sa perte et n’appartient plus tout à fait au monde des vivants. Antoine Laudet sait manier l’ironie, la froideur, la douceur, la feinte. La tension vibre dans les modulations de sa voix très timbrée, jusqu’à ce cri tragique : « Je n’ai pas pris la voix qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne (…). Cette nuit est lourde comme la douleur humaine ».
Hélicon est interprété par Antoine Robinet. Droit, impassible, le comédien assume avec cohérence ce rôle de serviteur à la fidélité inébranlable. La voix est quasi militaire, puissante : « Oui, je sers comme un fou (…). Je suis né esclave (…). L’air de la vertu, je l’ai d’abord dansé sous le fouet (…). Caius (…) m’a affranchi et m’a pris dans son palais ». Stature fixe, presque sans regard, le comédien semble l’incarnation même de la résistance inflexible.
Édouard Dossetto, en Cherea, a une sacrée envergure. Il est l’homme à l’intelligence infaillible, dont la lucidité et la logique ne peuvent être mises en déroute. Le comédien déroule le cheminement d’une pensée implacable, assis et immobile, regard qui ne sourcille pas. Autour de lui, Caligula questionne et réfléchit, avant de s’agenouiller lui-même au pied de cette force vive. Que l’image est belle !
De son côté, Pablo Eugène Chevalier, en Scipion, révèle toutes les fragilités du jeune homme en proie aux désespérances. Le comédien joue une partition de douceur et de tristesse. La voix est lente, de celui qui s’embourbe dans un cauchemar. Presqu’étouffée par la trahison du tyran qui a tué son père.
Dans le rôle de Caesonia, Céline Jorrion offre une toute autre palette. Plus gestuelle, elle joue le jeu de tous les caprices du prince. Exubérance feinte, crainte masquée ou tendresse broyée : un registre multi-facettes pertinent, dans une inquiétude progressive qui se fait palpable. Citons enfin Josselin Girard, impeccable dans sa partition plurielle.
Sans fioriture ni fanfreluche, cette adaptation est rigoureuse et élégante. Haut et fort résonne la langue magnifique de la pièce. Le spectacle se voulait être un hommage à l’écriture de Camus : il l’est.
Florence Douroux
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Caligula, d’Albert Camus
Le texte est édité chez Gallimard, collection Blanche, collection Folio et collection Folio Théâtre
Mise en scène : Bruno Dairou et Édouard Dossetto
Avec : Pablo Chevalier, Alex Dey, Édouard Dossetto, Josselin Girard, Céline Jorrion, Antoine Laudet, Antoine Robinet
Création lumières : Arnaud Barré et Héléna Castelli
Scénographie : Pierre Mengelle
Dessin graphique : Camille Vigouroux
Durée : 1 h 30
Studio Hébertot • 78 bis boulevard des Batignolles • 75017 Paris
Du 5 au 29 mai 2022, du jeudi au samedi à 19 heures, le dimanche à 17 heures
Tournée:
- Du 7 au 30 juillet 2022, à La Factory, théâtre de l’Oulle (19 place Crillon), dans le cadre du Festival Off Avignon, relâche les lundis 11, 18 et 23 juillet, de 10 € à 22 €, tarif Off : 15 €
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