Prophéties
pour une autre fois
Par Frédéric Nau
Les Trois Coups
L’œuvre-phare de Christa Wolf est magistralement adaptée par un trio d’artistes, le compositeur Michael Jarrell, le metteur en scène Hervé Loichemol et l’actrice Fanny Ardant.
La scène assez étroite du Théâtre de l’Opéra à Avignon laisse voir, tout d’abord, un dispositif assez simple. Au centre, un long rideau rouge et, sur chaque côté, légèrement en oblique, deux toiles blanches. Le public attend, jusqu’à ce que le rideau tombe : l’actrice qui joue Cassandre apparaît et, au-dessus d’elle, installé sur un tréteau métallique, se trouve un orchestre. C’est elle qui commence. Elle parle, bientôt suivie par la musique instrumentale. Le monologue qui se déroule, pendant une heure environ, n’a pas de véritable enjeu dramatique. Troie a déjà basculé dans les mains des Grecs, Cassandre a vu ses proches subir la mort l’un après l’autre, elle-même est prisonnière d’Agamemnon et n’attend plus que la fin. Elle avait été condamnée par Apollon à prophétiser l’avenir sans que nul ne l’écoute.
Or, désormais, il n’y a plus rien à annoncer pour elle, puisque son destin, comme le destin de Troie, est consommé. Ses mots ne livraient autrefois que de vaines mises en garde. Ils évoquent dorénavant un passé dont les espérances paraissent dérisoires en comparaison avec l’anéantissement qui était tout proche. Tout est revu à travers la fin abominable du royaume troyen et, sans cesse, revient lancinante la conscience d’un présent lugubre. Souvenirs et instants brisés se succèdent ainsi sans continuité, jusqu’à ce que les dernières phrases de Cassandre répètent les premières qu’elle a prononcées : « Apollon te crache dans la bouche […]. Mais personne ne te croira ».
Il n’est que trop évident que l’œuvre de Christa Wolf qui a inspiré cette pièce n’est pas la première à réécrire la guerre de Troie, puisque, dans le corpus homérique lui-même, l’Odyssée jette un regard décalé sur les exploits accomplis par les guerriers de l’Iliade. Femme dans le camp des vaincus, victime donc, mais lucide aussi, et même à l’excès, Cassandre porte une énième parole qui se fonde sur la matière épique, mais en récuse le système de valeurs glorieuses. Et si le texte de Christa Wolf, héritier d’une si riche tradition, impressionne tout de même, c’est qu’il fait entendre les mille nuances de cette voix, abattue sans être résignée, révoltée mais loin de toute naïveté, sensuelle quoique déjà détachée de ce monde. Se saisissant de ce monologue poétique, le compositeur Michael Jarrell a, d’ailleurs, élaboré une musique qui ne se contente jamais d’illustrer, d’accompagner la parole. La partition est, au contraire, une superbe image de Cassandre. Le rythme, tantôt saccadé, tantôt ralenti, restitue les élans et les brisures de sa conscience. Les mélodies, qui se succèdent dans leur variété selon un subtil tissage, disent les déchirures de son être intime. Les effets de répétition et d’écho suggèrent un personnage déjà enfermé en lui-même, puisque tenter de vivre lui est désormais interdit.
La difficulté à définir la forme de cette œuvre, résolument hybride, est un témoignage supplémentaire de sa réussite. Après avoir travaillé sur un opéra qui confronterait la voix solitaire de Cassandre à un chœur de Grecs, puis sur un rappel du théâtre nô, Michael Jarrell a finalement opté pour un « monodrame sans chant », car, selon lui, la monodie lyrique ne pouvait convenir à un personnage en train de se déposséder de tout. Au bout du compte, le choix de l’ambiguïté permet bien de serrer au plus près de la dislocation méthodique éprouvée par Cassandre.
Toute l’équipe qui a œuvré à la représentation à Avignon a su se montrer à la hauteur du défi lancé par cette pièce non identifiée. Fanny Ardant interprète Cassandre sans la moindre ostentation. Sa voix, célèbre par ailleurs, a perdu toute évanescence, et, légèrement amplifiée pour n’être jamais forcée, restitue le texte poétique de Christa Wolf avec fermeté, en modulant discrètement les émotions exprimées. De même, ses mouvements sur la scène, peu nombreux, ne sont jamais spectaculaires : quand elle s’agenouille ou s’allonge, c’est en un geste sûr, qui a la tranquillité de la mort déjà certaine, et, tout au plus, la fragilité de la nostalgie qui reste. L’exécution de la partition se recommande, elle aussi, par sa sobriété. Enfin, la scénographie ménage quelques beaux effets visuels, comme lorsque des chaises – ruines d’un palais autrefois fastueux ? – apparaissent brusquement, suspendues au-dessus de la tête de Cassandre. Ces images, rares, participent à la suggestion poétique du spectacle.
Cette représentation de Cassandre illustre ainsi magistralement un art de la mise en scène et de l’interprétation discret et subtil, qui ne prétend imposer aucune lecture du texte avec tapage, mais travaille sans ornement la matière verbale, vocale, visuelle et musicale pour créer de fugaces instants poétiques. ¶
Frédéric Nau
Cassandre, de Michael Jarrell, d’après Christa Wolf
Création 2015
Musique : Michael Jarrell
Mise en scène : Hervé Loichemol
Avec : Fanny Ardant
Orchestre : Namascae Lemanic Modern Ensemble
Direction : Jean Deroyer
Scénographie et lumière : Seth Tillett
Costumes : Nicole Rauscher
Production : Comédie de Genève
Coproduction : Namascae Lemanic Modern Ensemble / Cie FOR
Peinture du décor : Sibylle Portenier
Photo de Fanny Ardant : © André Rau
Opéra Grand-Avignon à Avignon
Réservations : 04 90 14 14 14
Site : www.festival-avignon.com
Le 22 juillet 2015 à 18 heures
Durée : 1 heure
De 28 € à 10 €