Camera obscura hypnotique
Par Marie Lobrichon
Les Trois Coups
Bang, bang, bang. Avec la fulgurance d’une balle de colt, la compagnie Plexus Polaire nous projette dans l’univers mental sombre et violent d’une femme à la dérive, au Festival mondial des marionnettes de Charleville-Mézières. Ce spectacle à l’humour aussi noir que décapant mêle avec brio musique live, vidéo et marionnettes. La grande classe.
Valerie Jean Solanas se meurt. Dans un hôtel minable de San Francisco, sur un lit poisseux, crachant ses tripes au milieu d’un mauvais trip à l’héro, celle qu’on ne connaît que pour avoir tiré sur Andy Warhol tire les dernières lattes d’une vie misérable. C’est depuis cette chambre noire que le spectacle prend son envol, ou plutôt projette les volutes sombres de ce portrait en forme de cauchemar. Pendant une petite heure (dont on voudrait qu’elle dure un peu plus encore), les flashback se succèdent au gré des souvenirs de cette femme écorchée, dont les fantômes viennent hanter les derniers instants de vie. Une mère aux allures de Marylin, un père abusif symbolisé par sa seule main énorme et effroyable, ou encore Warhol lui-même : les figures évoquées par le délire virevoltent autour du corps en souffrance de Valérie, matérialisé sur scène par une fascinante marionnette à taille humaine – un corps désarticulé, d’un verdâtre évoquant déjà la putréfaction.
Mais qui est donc Valerie Solanas ? Irrévérencieuse, maladroite, butée, provocante, effrontée, courageuse, braillarde, incohérente, désaxée, inadaptée, perdue : ce faible météore figure parmi les astres maudits de notre histoire récente. D’elle, on ne connaît que des faits épars. Prostituée occasionnelle licenciée en psychologie, junkie habituée de la Factory, auteur d’un manifeste féministe radical, sans doute ne ferait-elle pas même l’objet d’une page Wikipedia, n’eusse été ce fait divers en apparence absurde : avoir tiré par trois fois sur son mentor, Andy Warhol.
Basé sur le roman de Sara Stridsberg, La Faculté des rêves, Chambre noire projette notre imaginaire entre les rares lignes de cette biographie en miettes, par une succession de tableaux qui évoquent plus qu’ils ne disent. Et ce, avec une inventivité fascinante, grâce à un usage particulièrement maîtrisé des nombreux ingrédients qui le composent. Vue et sons se mêlent, dans cette chambre d’écho où s’entrechoquent les sons électro et les projections tapageuses diffractées sur des panneaux mobiles. Une atmosphère de folie bruissante, un glamour grinçant auquel la musique live créée en direct par la percussionniste Ane Marthe Sørlien Holen apporte profondeur et matière.
Pin-up désarticulée
« Il y a plusieurs façons de raconter une histoire… », comme le rappelle à plusieurs reprises la créatrice, interprète principale du spectacle, Yngvild Aspeli. Sur scène, la comédienne et marionnettiste norvégienne accomplit un tour de force : camper l’ensemble des personnages de ce caléidoscope mental, au centre duquel Valerie se diffracte entre les différents âges de sa vie. Prêtant tantôt sa voix tantôt son corps, et le plus souvent les deux, à ces figures appartenant à différents degrés de fantasmes, Yngvild Aspeli se prête à un exercice physique impressionnant, où l’objet et l’humain se mêlent pour former un réseau d’images aussi saisissantes que belles. Femme araignée aux huit jambes gainées de soie, pin-up désarticulée proposant un répertoire de poses toujours plus obscènes, petite fille terrorisée dont le corps se démembre comme pour se dissocier des attouchements qu’elle subit… dans cette boite noire, où se projettent fantasmes et traumatismes, objets et marionnettes servent de vecteur à toutes les distorsions, violences réelles et symboliques subies par le corps des femmes. Or n’est-ce pas là que se situe précisément la pensée de Solanas, malgré ses incohérences, ses exagérations, son trouble ?
Mais ce tour d’horizon serait incomplet, s’il n’y était question d’humour. Car la part la plus belle de cette Chambre noire, c’est de rendre profondément vivant, drôle à en pleurer, ce qui pourrait n’être qu’un drame sordide. Valerie Solanas a beau être en miettes, sa vie à la dérive, le spectacle de Plexus Polaire n’en est pas moins une décharge d’énergie, où le rire fait partie intégrante de l’émotion. Un petit bijou de spectacle en somme – sombre, un peu grunge et déglingué ; mais beau à en crever. ¶
Marie Lobrichon
Chambre noire, inspiré de La Faculté des rêves de Sara Stridsberg
Création : Yngvild Aspeli & Plexus Polaire
Mise en scène : Yngvild Aspeli & Paola Rizza
Jeu et manipulation : Yngvild Aspeli
Percussionniste : Ane Marthe Sørlien Holen
Dramaturge : Pauline Thimonnier
Regard manipulation : Pierre Tual
Création sonore : Guro Moe Skumsnes Moe
Marionnettes : Yngvild Aspeli, Pascale Blaiso & Polina Borisova
Costumes : Sylvia Denais
Création lumière : Xavier Lescat
Création vidéo : David Lejard-Ruffet
Création et régie son : Antony Aubert
Régisseure lumière : Alix Weugue
Production : Sarah Favier
Diffusion : Claire Costa
Coproduction : Figurteatret i Nordland, TJP – CDN d’Alsace, Le Passage – Scène conventionnée de Fécamp, La Maison de la Culture de Nevers et de la Nièvre, Festival Mondial des Théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières
Festival mondial des théâtres de marionnettes • 08000 Charleville-Mézières
Du 22 au 23 septembre 2017
Tournée :
– du 23 au 25 novembre 2017 • TJP Centre Dramatique National d’Alsace • 1 rue du Pont Saint-Martin • 67000 Strasbourg
– le 8 décembre 2017 • Théâtre le Passage • 54 rue Jules Ferry • 76400 Fécamp
– le 12 décembre 2017 • Studio Théâtre • 19 rue Carnot • 93240 Stains
– le 13 février 2018 • Théâtre du Fil de l’eau • 20 rue Delizy• 93500 Pantin
– le 14 mars 2018 • Association Bourguignonne Culturelle • 4 passage Darcy • 21000 Dijon
– le 16 mars 2018 • Théâtre Gaston Bernard • Place du 8 mai 1945 • 21400 Châtillon sur Seine
– les 21 et 22 mars 2018 • Le Théâtre • 54 rue Joubert • 89000 Auxerre
– les 11 et 12 juillet 2018 • Festival Récidives • 14160 Dives sur mer
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