Instructif, glaçant et passionnant
Par Trina Mounier
Les Trois Coups
Cette leçon d’économie de presque quatre heures en forme de saga est la première mise en scène d’Arnaud Meunier depuis qu’il est à la tête de la Comédie de Saint-Étienne. Une mise en scène brillante pour un cours très pédagogique, clair et incisif. Un coup de maître !
L’économie version ultralibérale est devenue photogénique. Elle fournit le scénario de maints films et, depuis peu, arrive au théâtre. Sa réputation austère a vécu, et la précision, dans la seconde partie du titre de la pièce de Stefano Massini, saga des Lehman Brothers, en dit long sur l’intention de l’auteur et sur la réussite du spectacle : il s’agit bien d’une histoire familiale courant sur plusieurs générations, d’une épopée touchant des puissants dont tout le monde a entendu parler. Shakespeare chez les bling-bling, mélange de Citizen Kane et de la guerre des Deux‑Roses…
Un tel mélange est audacieux : conjuguer un exposé brillant des mécanismes qui ont conduit à la grande faillite que l’on sait, nous expliquer comment naît une bulle, comment fonctionnent les subprimes, tout en nous intéressant à l’ascension sociale d’émigrés juifs d’origine bavaroise, marchands de bestiaux de leur état premier et pas franchement rock’n roll, n’allait pas forcément conquérir le public. Sauf que, justement, en prenant l’histoire quelques générations avant la chute, en donnant corps et caractère à ces frères, l’auteur humanise l’épopée, montre que l’Histoire tient à peu de choses, en démonte le côté cocasse et imprévisible, fait de la montée du capitalisme financier qui a plongé tant de pays et de familles dans la misère la plus noire une sinistre farce qu’il traite avec sérieux et élégance, par le petit bout de la lorgnette ! C’est le sujet, et non le genre, qui relève de la farce.
Grandeur et décadence
Chapitres annonce un découpage. Le premier est consacré à la réussite de trois marchands de bestiaux qui ont pour eux une répartition innée des compétences, savent s’en servir, s’y tenir et surtout ne jamais perdre de vue leur but à cause d’une quelconque rivalité aussi inutile que dangereuse : il y a la tête, le bras et le communicant. Un tiercé gagnant qui va les mener en Amérique où ils vont se recycler dans le commerce du coton. Où ils excellent derechef jusqu’à donner le coton pour le train : un capitalisme humain bien compris, des valeurs suprêmes et complémentaires, le travail, l’opportunisme, enfin l’argent, que l’on cultive en bon père de famille…
Puis vient la guerre, la crise de 29, la guerre de Sécession. Surtout, l’économie devient affaire de technocrates et là, miracle, il y en a dans la famille, jeunes requins doués pour les affaires et l’absence de scrupules (chapitre II). Puis viendra la chute, chapitre III. Tout un pan de notre histoire qui se suit comme un polar. La mise en scène d’Arnaud Meunier n’y est pas pour rien. Rigoureuse, efficace, elle sait aussi être drôle et faire entendre toutes les richesses d’une partition virtuose. Le texte en effet alterne les points de vue, passe de la narration à l’irruption dans la vraie vie, du il au je sans qu’on n’y prenne garde et ces ruptures dans la syntaxe de l’écriture, qui apportent une touche d’humour et introduisent du rythme, requièrent énormément de précision pour que l’ensemble soit fluide. Or, tout paraît simple, clair, l’exposé n’est pas démonstratif mais révèle parfaitement comment ça marche. Où l’on découvre que la recette des Lehman est de toujours dire oui à toute proposition, ce qu’ils répètent ingénument à leurs interlocuteurs, lesquels, interloqués, persuadés qu’on leur raconte une blague, éclatent de rire. Et le public aussi. Mais, parallèlement, à mesure que leur fortune grandit, tout devient de plus en plus abstrait, les hommes perdent de leur consistance, marionnettes au service d’une ambition.
Une affaire d’hommes
La mise en scène s’appuie sur un décor très sobre où domine une seule couleur, celle de la poussière et de l’argent. On passera de l’une à l’autre, de même que s’effaceront au fil des générations les signes par trop traditionnels. Peu d’accessoires et toujours modifiables. L’Histoire en marche est projetée sur les murs, prétexte à de belles images et quelques clins d’œil comme le train entrant en gare… de Washington et provoquant un (très léger) recul dans le public !
Les six comédiens, tous formidables de naturel, traversent les générations, endossant les costumes des pères, habités par le poids de cette famille qui sait à la fois sans cesse s’adapter et rester fidèle à elle-même par-delà les individualités, tout en perdant chaque fois au passage un peu plus de son humanité.
Un auteur et un metteur en scène dont les talents se complètent pour faire de ce morceau d’histoire une vraie saga, haletante et étourdissante… ¶
Trina Mounier
Chapitres de la chute, saga des Lehman Brothers, de Stefano Massini
Texte français de Pietro Pizzutti
Le texte de la pièce a été publié en septembre 2013 chez l’Arche éditeur
Mise en scène : Arnaud Meunier
Avec : Jean‑Charles Clichet, Philippe Durand, Christian Esnay, Martin Kipfer, Stéphane Piveteau, René Turquois
Assistante à la mise en scène : Elsa Imbert
Dramaturgie : Charlotte Lagrange
Scénographie : Marc Lainé
Régie générale : Frédéric Gourdin
Lumière : Nicolas Marie
Son : Maxime Glaude
Vidéo : Pierre Nouvel
Costumes : Anne Autran
Décor et costumes : ateliers de la Comédie de Saint‑Étienne
Postiches : La Malle à perruques / Patricia Debrosse
Maquillage et coiffure : Virginie Mizzon
Photo : © Jean‑Louis Fernandez
Production : Comédie de Saint-Étienne, C.D.N.
Coproduction : les Théâtres de la Ville de Luxembourg
Avec le soutien du DIESE # Rhône-Alpes et avec la participation du Jeune Théâtre national
Remerciements à Jack Altman et Karine Branchelot
Création le 8 octobre 2013 à la Comédie de Saint-Étienne
Les Célestins • 4, rue Charles-Dullin • 69002 Lyon
Réservations : 04 72 77 40 00
Du 11 au 15 février 2014 à 20 heures
Durée : 3 h 50 avec entracte
De 9 € à 35 €